Institut recherche jacquaire (IRJ)

Le Matamore en Europe, avec Charles Quint

Du Matamore au Mataturcos.


Rédigé par Denise Péricard-Méa le 4 Avril 2011 modifié le 4 Janvier 2015
Lu 4808 fois

L'image de saint Jacques chevalier, protecteur des fidèles qui l'implorent dans leurs combats s'est répandue en Europe, en partie grâce à Charles Quint.



Dès 1315, les Suisses avaient fait de saint Jacques l’apôtre de leur indépendance après leur victoire sur les Autrichiens à Morgarten, où ils érigèrent une chapelle Saint-Jacques en témoignage de leur reconnaissance. Mais cette chapelle ne comporte pas de représentation du saint guerrier.
Bien plus tard, on retrouve des représentations de saint Jacques à cheval piétinant des combattants là où les Espagnols ont combattu. Ainsi on le trouve, en Flandres  sur un retable, à Chimay, en Belgique, dans la collégiale Saints-Pierre-et-Paul (XVIIe siècle), sur un tableau à l’église Saint-Jacques de Bruges (XVIIe siècle), etc. Les représentations peintes ou gravées sont plus nombreuses que les statues, car moins coûteuses.

Outre les Flandres, il est présent en Italie, en Autriche et jusqu’en Pologne. L'influence de Charles Quint peut être perçue dans cette présence du Matamore. Héritier du royaume d’Espagne en 1516, obligé de faire face à plusieurs soulèvements espagnols qui n’admettaient pas un roi étranger et parlant mal le castillan, il adopta comme patron leur propre patron, mais le saint Jacques combattant. C’est ainsi qu’on retrouve l’apôtre, là encore porteur de l’insigne de l’Ordre de Santiago dont le roi est le grand Maître, sur une lettre initiale d’un acte signé de lui en 1530  ou sur l’une de ses bannières dessinée dans le livre illustré de son cortège funèbre .
 

Le grand étendard des couleurs de Charles Quint

Le grand étendard des couleurs de Charles-Quint (Besançon, BM, 53522)
Le grand étendard des couleurs de Charles-Quint (Besançon, BM, 53522)
Cet étendard, aux figures hautes en couleurs, est porteur d’une signification symbolique très forte. Il témoigne de ce que Charles Quint s’est voulu le défenseur de la chrétienté face aux Maures dont il a maté des révoltes à Grenade, à Valence et même en Aragon avant d’aller combattre les Barbaresques ou les Turcs en Méditerranée et dans les Balkans. Il est certain que cet étendard y fut partout présent, porteur de trois images de trois tailles différentes.

 La plus grande, placée près de la hampe, représente saint Jacques coiffé de son chapeau de pèlerin, monté sur son cheval blanc qui piétine des cavaliers Maures (ou Turcs, avec le croissant), l’épée haut levée dans la main droite et, dans la gauche, l’étendard de l’Ordre de Santiago avec la croix grecque cantonnée de quatre coquilles. La seconde image présente les deux colonnes d’Hercule (le détroit de Gibraltar), chacune enroulée d’un phylactère portant la devise de Charles Quint, Plus Oultre, séparées par l’Aigle royal germanique. La troisième est la croix de Saint-André écotée, emblème de Bourgogne et celui de la Toison d’Or. Dans le coin supérieur gauche, Dieu le Père supervise le tout, assis sur une nuée. La disposition de ces trois images est, elle aussi, très parlante : sous le regard de Dieu, Charles Quint confie son sort à saint Jacques, grand Maître avant lui de l’Ordre de Santiago. Il n’est sur terre que son lieutenant, alors qu’il est le chef des chevaliers de la Toison d’Or qui, eux, le suivent.

Cet étendard fait partie du grand livre d’images imprimé après la mort de Charles Quint (21 septembre 1558 au couvent de Yuse en Estrémadure) et après la plus importante de toutes les cérémonies funèbres, celle organisée à Bruxelles le 29 décembre 1558, la seule à laquelle ait assisté son fils Philippe II. On est mal informés sur cette cérémonie grandiose à laquelle assistèrent de très nombreux chevaliers de la Toison d’Or, si ce n’est qu’elle fut organisée par le héraut d’armes de l’Ordre. Mais il reste du long cortège funèbre un livre d’images imprimé l’année suivante dont un exemplaire est conservé à la bibliothèque municipale de Besançon sous le titre :
La magnifique et somptueuse pompe funèbre faite aus obsèques et funérailles du très grand et très victorieus empereur. Charles cinquième, célébrées en la ville de Bruxelles le 29e jour du mois de décembre 1558 par Philippe, roy catholique d’Espaigne, son fils.
A Anvers, de l’imprimerie de Christophe Plantin, 1559.

On y voit des chars portant plusieurs architectures éphémères dont une chapelle ardente, des chevaux caparaçonnés et nombre de bannières et étendards portés par des officiers ayant servi sous Charles Quint. L’étendard qui nous intéresse est titré Le grand estendard des couleurs. Autre symbole, il est porté par Etienne Doria, seigneur de Dolceacqua, comte de la Roquette qui, en 1543 avait aidé Charles Quint lors du siège de Nice dressé par François Ier allié des Turcs dirigés par Soliman le Magnifique.

Au XIXe siècle, quelques historiens de l’art ont même voulu croire que l’empereur s’était lui-même fait représenter en saint Jacques, ou lui aurait prêté ses traits, mais l’hypothèse est aujourd’hui abandonnée .
 

En Allemagne, Autriche et Pologne, le Mataturcos

Pologne, l'opuscule de 1676
Pologne, l'opuscule de 1676
En Allemagne, Autriche et Pologne saint Jacques combattant est resté, bien après la mort de Charles Quint, souvent armé de l’épée de l’Ordre de Santiago, pour continuer la défense de la Chrétienté. La dénomination de Mataturcos peut lui être appliquée bien qu’aucun texte de ces époques ne le présente comme tel . Mais c’est en Pologne que ce souvenir de saint Jacques auxiliaire de la lutte contre les Turcs à Ostrorog, en Grande Pologne, a été le plus marquant.

En 1676, le curé publiait un opuscule titré : Saint Jacques le majeur apôtre, les miracles d’Ostrorog , un saint auquel il rend grâce :
« Grâces rendues au grand apôtre, le patron polonais, pendant la guerre turque ». « saint Jacques n'est plus pour les Polonais un étranger, mais leur patron et concitoyen ».

L’image de couverture présente au premier plan un saint Jacques bien paisible, mais il semble que son intervention militaire soit évoquée par le ciel tourmenté visible par la fenêtre, évoquant le « feu du ciel » tombant sur les ennemis. Cette guerre contre les Turcs s’est soldée par une victoire de Jean Sobieski, qui les a écrasés à Chocim en 1673, à 200 km d’Ostrorog. Le souvenir en est gardé dans l’église Saint-Jacques qui abritait une relique du saint. Sobieski devait avoir une grande dévotion léguée par son père Jacques, qui était allé jusqu’à Compostelle. La bibliothèque polonaise de Paris conserve dix-sept gravures destinées à orner une Vie de saint Jacques qui lui sont dédiées.

Une gravure du XVIIIe siècle commémore la fameuse bataille de Vienne de 1683 à laquelle ont participé les armées de Charles V de Lorraine et de Jean Sobieski. Elle représente le Mataturcos apparaissant encore sur son cheval, planant dans les airs, l'épée à la main pour venir en aide à l'abbaye de Melke encerclée par les Ottomans. Moins nettement visible, il exerce la même fonction dans les retables des églises Saint-Jacques de Pottendorf (1714/17) et de Kaltenleutgeben (1729/32), respectivement au sud et au sud-ouest de Vienne .
 

Le Matamore en Italie

Le Matamore à Montegrazie (cl. Dr Andrea Carloni, Rimini)
Le Matamore à Montegrazie (cl. Dr Andrea Carloni, Rimini)
En Italie sont répertoriés quelques rares Matamores. Dès le XVe siècle, on en trouve un à Montegrazie, en Ligurie, dans l’arrière-pays de la Riviera di Ponente, sur une fresque datée de 1498. Il est bien saint Jacques car la fresque fait partie d’un ensemble où se trouve la légende du pendu-dépendu et un autre miracle de saint Jacques, celui du mort transporté en une nuit à Compostelle. Ici ne figure aucun blason de l’Ordre de Santiago. Le cavalier porte le chapeau du pèlerin, marqué d’une coquille et deux petits bourdons. Quelle peut en être l’origine ? Andrea Doria, seigneur de la ville d’Imperia dont dépendait Montegrazie fut un temps au service de Ferdinand Ier d’Aragon. En Méditerranée, il fut lui-même un pourfendeur de Maures et de Turcs.
Un autre Matamore se situe à Camaro (Messina), du XVIIe siècle lui aussi, marqué de la croix de Santiago. Il figure sur un chariot portant la statue de saint Jacques, dans la chapelle Saint-Jacques de l’église de Santa Maria Incoronata. En Sicile, l’église de Capizzi possède deux statues de ce type. A Chiavari (Genova), c’est une fresque de 1854, peinte dans l’église San Giacomo di Rupinaro. Toujours en Italie, un relief du XVIe siècle orne la façade principale de l’ancienne cathédrale de Mazara del Vallo en Sicile. Il représente non pas saint Jacques mais Roger le Normand terrassant un Sarrasin. Si Roger le Normand, en 1075, enleva la ville aux Sarrasins, il semble plutôt que la sculpture soit un hommage à la victoire de Lépante contre les Turcs en 1571. L’originalité consiste dans le fait que le libérateur n’est pas ici saint Jacques venu du ciel, mais l’ancien vainqueur venu de Normandie, constructeur de la cathédrale à la place de la mosquée et bienfaiteur de tout le diocèse. Bel hommage .
De 1570 à 1588 l’évêque du lieu, Bernard Gasch, fut un Espagnol originaire de Tolède, nommé par le roi Philippe II d’Espagne. Rien d’étonnant donc que le thème choisi soit celui-ci. Il faut ajouter que cette œuvre, sans doute inachevée, n’est pas là à sa place originelle, mais y a été mise à l’époque baroque.
 

Le Matamore en France


Le Matamore est assez peu représenté en France.  
Le musée Unterlinden à Colmar conserve une gravure de Martin Schongauer , datée des années 1470-1480 et titrée « la bataille de Clavijo ». Saint Jacques est coiffé de son chapeau de pèlerin et, comme à Santiago de Cacem, il tourne son visage vers les spectateurs, indifférent à l’action.

Il semble que cette gravure ait inspiré la composition du vitrail de l’église Notre-Dame-en-Vaux à Châlons-en-Champagne, daté des environs de 1525 (cette date a été ajoutée lors de la restauration de 1901). Dans le bas côté Nord, il constitue les trois registres de la baie 27. Au centre de la composition, la bataille occupe la majeure partie du vitrail, sur douze panneaux, le registre supérieur représentant la Transfiguration, à laquelle saint Jacques assiste et le registre inférieur les commanditaires encadrant saint Jacques en majesté. En raison de la ressemblance avec le dessin de Martin Schongauer, cette bataille a longtemps passé pour être celle de Clavijo  ou celle de Las Navas de Tolosa en 1212 , comme on le disait jusque là .