Un Dieu vengeur dans le Codex Calixtinus, lettre n° 136


Rédigé par Denise Péricard-Méa le 28 Mai 2022 modifié le 13 Juillet 2022
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Le miracle de Tudején, présenté dans la lettre 134, nous a valu une relation avec un lecteur nous faisant part de ses réflexions sur l’apparition des miracles vindicatoires dans le Codex Calixtinus, émettant une hypothèse sur leur présence, mais laissant plusieurs questions sans réponse. Le présent article est rédigé à partir de ses observations.
Nous lui adressons nos remerciements très sincères, respectant son souhait de garder l’anonymat.



Les cinq miracles vindicatoires

Inspirés par la vengeance, ils surgissent au milieu du deuxième sermon du Livre I du Codex Calixtinus. Placé sous l'égide du pape Calixte, il est consacré à la vigile de la fête de saint Jacques, le 24 juillet au soir. Ce sermon est sensé préparer à la commémoration du martyre de l’apôtre, fixée au lendemain. Or il n’en est fait aucune mention bien qu’il donne lieu, en tant que tel, à plusieurs sermons ultérieurs. 
Ils donnent en exemple des punitions infligées à ceux qui oseraient ne pas chômer le 25 juillet. Sans évocation du martyre, leur récit apparaît comme un intermède dans ce sermon, rompant sa teneur spirituelle autant que son niveau stylistique.


Une explosion de colère au milieu d’un sermon

« Ci-après les prodiges mémorables qui se produisirent jadis par l'effet de la vengeance divine à l'égard de ceux qui ne célébraient pas les fêtes de saint Jacques ».
 
La phrase d'introduction de cette sorte d’encart étend aux fêtes de saint Jacques en général ce que le texte ne rapporte qu'à la commémoration du martyre. Elle tombe effectivement à un moment de l'année où les paysans sont normalement occupés à la moisson et donc plus préoccupés par celle-ci que par les devoirs de piété à rendre au saint.  

Les exemples de la vengeance divine ne se réfèrent donc qu'à des manquements à ces devoirs un 25 juillet.
Les diverses étapes de la moisson sont réparties selon quatre lieux, sans que le rédacteur s'astreigne à respecter la logique de leur succession : le battage, à Tudején ; le travail non précisé près d'Albi, le transport des gerbes près de Besançon, la panification, à Saint-Damien, près de Montpellier/Melgueil.

Quoi qu'il en soit, la transgression est toujours identique et son châtiment miraculeux est distribué selon les quatre points cardinaux, peut-être pour montrer qu'il n'est pas un phénomène local mais universel.

Les châtiments présentés par le sermon

Vestige bains de Tudejėn
A Tudején

« En Espagne, près de Tudelio, un paysan battit du blé sur son aire tout le jour de la saint Jacques. Dans la soirée, il se rendit aux bains situés à proximité du magnifique château qui est, comme l'on sait, une antique construction des Maures. A peine s'était-il assis dans l'eau, que la peau de son dos, des épaules aux reins, demeura collée à la paroi et il rendit l'âme aux yeux de tous, pour avoir transgressé une si grande fête. 

Cela a été fait par le Seigneur et c'est admirable à nos yeux (Ps 117, 23 ; Mt 21, 42) ».


Cunac, diocèse d'Albi, église Saint-Jacques
Près d'Albi





«  En Gascogne, non loin d'Albi, les gens travaillent habituellement toute la journée de la fête de saint Jacques sans la célébrer. Un lendemain, tout leur village fut consumé par le feu de la vengeance divine. Et nul ne sut à partir de quelle maison il s'était propagé. La seule chose qu'on put en dire est qu'il était tombé du ciel. 

Cela a été fait par le Seigneur et c'est admirable à nos yeux (Ps 117, 23 ; Mt 21, 42) ».


Besançon, hôpital Saint-Jacques
Près de Besançon
Deux miracles sont décrits dans cette région. L'un s'apparente à celui d'Albi puisqu'intervient le feu divin, l'autre est de nature différente.
 

« Dans l'évêché de Besançon, Bernard de Majorra transporta des gerbes de blé dans une charrette tout le jour de saint Jacques, contre l'avis de ses voisins. A la tombée du jour, alors qu'il était en plein travail, un feu violent tomba du ciel et réduisit en cendres la charrette, les gerbes et les boeufs. Certaines femmes qui se trouvaient avec ce Bernard perdirent connaissance et durent être portées jusqu'à une fontaine voisine par d'autres personnes venues les aider à échapper au feu brûlant. Elles se remirent à grand-peine.  

Cela a été fait par le Seigneur et c'est admirable à nos yeux (Ps 117, 23 ; Mt 21, 42) ».
 

« Il est arrivé la même chose à Arduin, habitant d'un village voisin, qui transporta tout le jour des gerbes de blé. Le soir venu, la vengeance divine arracha les yeux de ses boeufs. 

Cela a été fait par le Seigneur et c'est admirable à nos yeux (Ps 117, 23 ; Mt 21, 42). »



Mauguio/Melgueil, église Saint-Jacques
Près de Montpellier

« En Gothie, dans la province de Montpellier, une paysanne du prieuré de Saint-Damien fit, à la demande d'un chevalier de Melgueil, un pain et le mit à cuire sous la cendre. Une fois servi, on le rompit. Il se mit alors à saigner aux yeux de tous les assistants et plus on le rompait, plus il saignait. 

Cela a été fait par le Seigneur et c'est admirable à nos yeux » (Ps 117, 23 ; Mt 21, 42). »


Quelle signification donner à ces châtiments ?

La diversité de ces châtiments paraît issue de formules propres au discours chrétien mais étrangement détournées de leur sens originel.

* Ainsi le premier miracle semble-t-il provenir de la métaphore courante des coupables « attachements de la chair ».
* Le second et le troisième miracles sont inspirés du thème prophétique et apocalyptique de la mort des impies par le feu : « l’Eternel arrive dans un feu, et ses chars sont comme un tourbillon ; il convertit sa colère en un brasier, et ses menaces en flammes de feu » (Esaïe 66, 15-17).
* Le quatrième miracle, celui des boeufs énucléés, peut avoir été inspiré par la formule évangélique « si ton oeil droit te scandalise, arrache-le » (Matthieu 5 ;29). 
* Quant au pain saignant lors du dernier miracle, il semble provenir de l'idée chrétienne de la transsubstantiation, par laquelle, lors de l'Eucharistie, le pain est transformé en corps du Christ, et le vin est transformé en sang du Christ.
 
Au moins aussi surprenante que cette manière de procéder est la théologie inattendue qui s'exprime dans l'idée même du miracle/châtiment. Contrairement à la conception classique du miracle comme intervention divine consécutive à l'intercession d'un saint en faveur d'un bénéficiaire - dans le cas de saint Jacques, un pèlerin - qui ne peut que s'en féliciter, c'est ici tout le contraire. Le châtiment qui intervient dans les plus brefs délais donne à penser qu'il n'est pas l'oeuvre de Dieu qui, lui, est « lent à la colère » (Exode 34:6,7). Son aboutissement sous la forme d'une peine capitale est même rigoureusement contraire au point de doctrine communément admis selon lequel « Dieu ne veut pas la mort du pécheur » (Ézéchiel 18:23) mais son amendement.
 
Ces sinistres anecdotes paraissent réellement issues d'une perversion à la fois de l'imaginaire chrétien et de la doctrine, que l'on peine à se représenter chez quelque ecclésiastique du temps. D’où l’interrogation : qui est l’auteur et pour quelle raison écrit-il ?

Pourquoi un saint Jacques punitif dans le Codex Calixtinus ?

Le fait même que Dieu intervienne de manière aussi drastique pour venger l'offense faite à un de ses saints donne à penser que l'arrière-plan d'une telle conception n'est pas celui du christianisme. Car, au XIIe siècle l’Eglise ne sanctionnait pas par la mort un comportement déviant pouvant s’assimiler au blasphème. De plus, on constate une inversion des faits que, d’habitude, on raconte par ordre de gravité croissante. Après la mort, les miracles suivants atténuent le rigorisme de la punition ; les peines encourues sont commuées en dommages subis par les biens, dommage considérable et collectif lorsque tout le village est la proie des flammes, individuel lorsque seuls la charrette et son chargement sont incendiés, moindre encore lorsque la punition ne touche que les bêtes de trait. Quant au dernier miracle, il affecte seulement le produit du travail de la boulangère, à qui sont reconnues en outre des circonstances atténuantes parce qu'elle a agi surordre. 

Des miracles pour inciter à la conversion ?

Comme Julio Donlo l’a rappelé dans la lettre 134, « l'enclave de Tudején était à cette époque un village de Maures » majoritairement composé de paysans restés musulmans, appelés mudéjars. S’ils jouissaient d’un statut particulier dans certaines régions chrétiennes, on n’en essayait pas moins de les amener à la conversion. 
 
Ces miracles vindicatoires n’auraient-ils pas été écrits dans cette perspective ? Leurs récits pour qu’ils soient transmis dans cette population pauvre et mal éduquée ne devaient-ils pas s’éloigner du standard des textes réunis dans le Calixtinus ?
 
Aberrants dans une perspective chrétienne, ces miracles vindicatoires ne seraient-ils pas adaptés à la pensée mudéjare tout en conservant une dimension chrétienne ? La conclusion de chacun d'eux renvoie à Dieu par le biais d'une citation biblique (Ps 117, 23, Matth. 21,42) illustrrant assez bien cette hybridité du discours.
 
Pour les Musulmans, le blasphème doit être puni de mort. Nous l’avons vu, la mort n’est ici qu’un risque majeur, mais qui n'advient pas automatiquement. Comment ne pas évoquer les paroles sans cesse répétées par l’Imam lors de la prière du vendredi et des deux Aïd : « Allāh fait ce qu'Il veut, rien ne Lui est obligatoire » ? C’est pourquoi le mépris de la fête de saint Jacques n'appellerait donc pas un châtiment rigoureusement tarifé.
 
La localisation des bains du premier miracle en fonction de la construction sarrasine du temps jadis pourrait laisser affleurer de la part du rédacteur la nostalgie d'une époque antérieure à la reconquête chrétienne, tandis que l'évocation inattendue de Montpellier dans le dernier miracle serait un hommage à une cité qui s'est montrée accueillante à la population musulmane. 
 
Dans cette hypothèse, les miracles vindicatoires seraient une trace dans le discours jacquaire de ces mudéjars, qui ont laissé des témoignages imposants dans l'architecture locale de l'Aragon.

Questions sans réponses

Ce caractère de document issu d'une culture étrangère à l'inspiration compostellane expliquerait pourquoi le développement sur les miracles vindicatoires fait tache au milieu des textes soignés du Calixtinus. Au lieu de leur style généralement pompeux, de leurs belles périodes équilibrées comme autant de mouvements d'encensoir à la gloire de l'Apôtre, le discours apparaît ici étrangement déculturé, réduit aux besoins d'une communication rudimentaire. 
Et de fait, ce discours bancal, dans lequel le récit de chaque miracle est inspirée par l'idée d'Allah et son interprétation par Dieu, débouche sur un embarras. Qui est l’auteur ? Qui a emporté ce texte à Compostelle ? Qui a voulu l’insérer dans le Codex Calixtinus ? 
 
La recherche de la précision risque ici de ne pas aboutir, car elle se trouve éventuellement confrontée à l'à peu près, chose du monde encore mieux partagée que le bon sens, comme en témoigne le propos publicitaire de la station thermale de Fitero sur Internet : 
« Diverses légendes courent sur les bains, comme celle qui raconte qu’un paysan s’y baigna et y fut cuit tout vif pour n’avoir pas respecté la fête de l’apôtre saint Jacques ».