Une abbaye vivant au rythme des gaves
L’abbaye bénédictine Saint-Jean de Sorde, élevée vers la fin du Xe siècle, est située en partie méridionale des Landes dans un territoire dénommé le Pays d’Orthe. En matière de pèlerinage, le lieu est aujourd’hui connu exclusivement par celui de Compostelle et sa place le long de la voie de Tours. Elle fut inscrite à ce titre au Patrimoine mondial en 1998. Le fameux
Guide du pèlerin*, à l’origine de cette inscription, relate en effet, sur près d’une page, la traversée des gaves à proximité de l’abbaye par les pèlerins jacquaires. Et quelle traversée !
« Bien des fois aussi, après avoir reçu de l’argent, les passeurs font monter une si grande troupe de pèlerins que le bateau se retourne et que les pèlerins sont noyés ; et alors les bateliers se réjouissent méchamment après s’être emparés des dépouilles des morts ».
Et cependant, si la recherche en archives confirme la présence de quelques pèlerins jacquaires au fil des siècles, elle ne permet pas de conclure à un engouement aussi prononcé que ne l’affirme le Guide, ni à une prédominance de pèlerins de Saint-Jacques au détriment d’autres types de pèlerinage.
Avec près de 80 reliques à son apogée, Sorde est elle-même un centre de pèlerinage local important, qui voit affluer catégories populaires, élites locales et régionales, jusqu’au roi de France Louis XI lui-même. Outre ceux venant à Sorde, des pèlerins en route vers Jérusalem, le Dauphiné, Dax, sont également recensés dans les textes, alors même que le Guide tend à en unifier la nature. Qu’en est-il donc réellement ? * - J Vielliard, Le guide du pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle, Macon, Protat, 1938, 156 pages.
Une historiographie sélective
En 1873, l’historien Dompnier de Sauviac publie l’une des premières études locales d’importance avec ses
Chroniques de la cité et du diocèse d'Acqs*. Si Sorde y figure en bonne place, en matière de pèlerinage, l’abbaye est évoquée par l’auteur comme recevant des « pèlerins » de passage, sans plus de précision. Et pour cause : sur environ 200 pages que compte son ouvrage, Compostelle… n’est jamais mentionnée ! Rome ou Jérusalem sont pourtant indiqués comme lieux de pèlerinage, ce n’est pas le cas de la cité galicienne.
En effet, avant l’essor des études jacquaires et le renouveau du pèlerinage galicien au XXe siècle, pour certains auteurs de la fin du XIXe siècle, Compostelle n’est pas envisagé comme le pèlerinage monopolistique qu’il est devenu, ou ayant structuré le sud-ouest français, tel qu’il est considéré aujourd’hui par une partie de l’historiographie compostellane. Les choses vont cependant rapidement évoluer.
* - D. de Sauviac, Chroniques de la cité et du diocèse d'Acqs, livres 1 à 3, Dax, Campion éditeur, 1873.
L'architecture caractéristique mais largement remaniée de l'hôpital de Sorde
La publication du fameux Guide du pèlerin (livre IV du Codex Calixtinus), d’abord en latin, puis en français, l’action du trio papauté, Espagne, et médias autour du renouveau de Compostelle, influencent progressivement les publications d’Aquitaine. Pour celles concernant Sorde, la proximité frontalière avec l’Espagne joue un rôle majeur. Le paroxysme est atteint dans les années 1960-70, concomitant au renouveau de l’intérêt pour le patrimoine et au développement du tourisme de masse générateurs d’enjeux économiques importants.
Sorde, mentionnée dans le Guide, localisée sur une ancienne voie romaine, étant une abbaye, et possédant un hôpital, coche indubitablement chacun des critères recherchés alors par les historiens locaux. Sorde « établi(e) sur ces itinéraires que vont fréquenter en grand nombre les pèlerins de Compostelle », peut-on lire parmi d’autres. Mais qu’en est-il des sources ?
Pèlerins de Compostelle : entre mythe et réalité
Trois pèlerins jacquaires sont mentionnés aux environs de Sorde du XIe siècle à la veille de la Révolution : l’un au Moyen Age, les deux autres sous l’Ancien Régime. Qui sont donc ces jacquaires ? Le pèlerin médiéval recensé dans le cartulaire de l’abbaye, loin de marcher et demander l’aumône, est une élite, cousin de l’abbé… de Sorde. Du reste, très majoritairement, les pèlerins recensés dans le cartulaire effectuant un pèlerinage éloigné sont issus des catégories supérieures.
Travaux des champs, guerres, obtention de certificats ou de sauf-conduits, comme le relatent documents ou mémoires de pèlerins, constitution d’une bourse minimale afin de payer les innombrables traversées en bacs ou par ponts, limitent les pèlerinages au long cours à une fraction aisée de la société.
Au XVe, la diversité des pèlerinages
Au XVe siècle, ceci est encore confirmé par l’acte de protection* des vicomtes d’Orthe, territoire dont dépend l’abbaye. Dénommé « Privilèges anciens des pellerins jacques », cet acte vise en fait tous types de pèlerins puisque dès ses premières lignes celui-ci énonce :
« où qu’il se rende et d’où qu’il repasse vers Nosseigenurs Saint Jeacques de Finistère, Saint Pierre et Paul de Rome, Saint Michel au péril, et vers toutes les autres demeures de saints et saintes véritables… ».
En quelques lignes, il exprime déjà la diversité des pratiques à l’œuvre. Le texte précise encore « Tout et chacun pellerin, étant prince, seigneur, noble, clerc ou populaire ». Sur cinq acceptions, quatre qualifient des couches favorisées.
* - Revue
Orthense n°4, « Les chemins de St-Jacques en Pays d'Orthe » 2004, p 6-7. A lire aussi sur :
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Au XVIIIe, pèlerins ou mendiants?
Les choses évoluent sous l’Ancien Régime avec l’augmentation démographique et le desserrement de l’étau féodal. Les deux pèlerins recensés aux environs de Sorde semblent faire partie des catégories intermédiaires et traduisent une plus grande diversité géographique, l’un d’eux venant d’Italie. Ces faits sont confirmés par les registres hospitaliers de Dax, chef-lieu situé au nord de Sorde. Ainsi en 1715, plus de 350 pèlerins jacquaires sont recensés sur 5 mois à Dax dans la série des mandats de paiement . Néanmoins, lorsqu’on les étudie de plus près, nous constatons que très peu ont un certificat, pourtant obligatoire, ou mentionne une profession. L’explosion de la mendicité favorise la mise en avant du statut de « pèlerin jacquaire » par les personnes qui se présentent : outre éviter l’arrestation pour fait de mendicité, l’hôpital leur verse 2 sols pour subsister… Mais combien vont jusqu’en Galice ? Le subdélégué de Dax en 1763 confirme :
« assuré qu’il n’y a dans la plupart des dévots ambulants que le libertinage… ils n’en sont pas moins de vrais brigands ».
Exemples de mandats de paiement
Autre source donnant quelques indications : la toponymie. Au XIIIe siècle, le cartulaire décrit une terre qui « touche à son extrémité le chemin menant à Saint-Jacques ». Au siècle suivant, le camin ou camii san jacme est évoqué à deux reprises dans deux conflits de bornage opposant Sorde à ses voisines. Ce chemin semble être celui qui deviendra ensuite celui de « Charlemagne ». Or aucun document n’atteste du passage de l’empereur carolingien sur place… Une appellation n’est donc pas forcément synonyme de fréquentation mais de prestige.
* - C. Urrutibehety, « Sur la route de Compostelle : le passage des gaves et le chemin de Charlemagne », Bulletin de la Société de Borda, Tome 1, 1964, p 18,-39.
Le Guide et le passage des gaves
Sorde, est aujourd’hui connue pour l’âpre critique que fait l’auteur du « Guide » de la traversée des gaves :
« Il est impossible de les traverser autrement qu’en barque. Maudits soit leurs bateliers…ces gens ont cependant coutume d’exiger de chaque homme qu’ils font passer de l’autre côté, aussi bien du pauvre que du riche, une pièce de monnaie et pour un cheval, ils en extorquent indignement quatre…si le bateau est trop chargé, il chavire aussitôt ».
Si les gaves sont des entraves, ce sont aussi des sources lucratives pour les passeurs. Dans un territoire à l’écart et fortement paupérisé, ils sont un complément de revenus pour des populations relativement pauvres. S’il ne fait pas de doute que des jacquaires fassent partie de ces traversées, ce que semble confirmer la Gesta Regis , les chroniques royales anglaises, il parait peu probant d’envisager qu’ils constituent la majorité des pèlerins décrits par le Guide. Les élites constituant à cette époque la majorité des pèlerins jacquaires, et voyageant le plus souvent armées et en groupe, comment penser qu’ils puissent se faire détrousser par quelques bateliers ? Sans compter que ces mêmes bateliers ne peuvent exercer qu'avec l'aval de l'abbé, seigneur ecclésiastique et maître localement du gave dont il perçoit les taxes sur les passages. Celui-ci, comme tous les autres à sa suite, est d'ailleurs un fils d'élite, cadet de grandes familles locales. Qu'aurait-il à gagner en s'en prenant aux membres de catégories supérieures dont il fait partie ? A l'inverse les voyageurs isolés, commerçants, pèlerins locaux issus des catégories moyennes ou des plus défavorisées sont des proies idéales pour ces bateliers. Ne bénéficiant d'aucune protection, encore moins de par leur statut social, n'ayant aucun réseau politique ou religieux, ils sont des cibles idéales et paraissent constituer le gros des troupes. * - Gesta Regis Henrici Secundi Benedicti Abbatis. The Chronicle of the Reigns of Henry II and Richard I, 1169-1192, Cambridge University Press, William Stubbs Editor, 2012, p 132.
Sorde, centre d’un pèlerinage local
Sorde attire. Comme Compostelle, à une autre échelle, elle draine à elle des pèlerins qui viennent se recueillir devant la profusion de reliques qu’elle contient. Reliques de son saint patron saint Jean-Baptiste, en lien avec le Christ, la Vierge, saint François d’Assise, et bien d’autres, c’est près d’une centaine de reliques qu’elle fait reconnaître par le roi Charles VII au XVe siècle, même si dans les faits, au moins 80 paraissent se différencier au sein du catalogue présenté. * - A. Degert et Ch. Samaran, « Lettres royales en faveur de l'abbaye de Sorde », Bulletin de la Société de Borda, 1908, p 133-144 ; Frère V. Lalanne, « Reliques de l’abbaye de Sorde », Corde Magno, N°129, Mars 1988, p 25-33.
Une monographie du XVIIe siècle, probablement rédigée par l’abbé en place ou un moine au vu de la connaissance intime du lieu, abonde :
« Il est très assuré que ce St Lieux éstait un sanctuaire de sancteté, à cause de la particulière protection du Saint précurseur de J.C que tous les fidèles des lieux circonvoisins venaient invoquer pour obtenir l'effet de leurs demandes… La multitude des reliques des Saints qui honoraient ce st lieu, le rendait aussy recommandable…»
Le cartulaire de l’abbaye évoque ainsi ce pèlerin qui effectue près de trente kilomètres pour venir à Sorde. * - P. Raymond, Cartulaire de l'abbaye saint-Jean de Sorde, publié pour la première fois sur le manuscrit original, Paris, Dumoulin éditeur, 1873, 183 pages. Pour sa traduction française, voir R. Martin, Cartulaire de l'abbaye de Saint-Jean de Sorde, Atlantica, 2000.
Pèlerins allant vers Jérusalem, le Dauphiné, Dax
D’autres pèlerins encore passent par Sorde. Ainsi le cartulaire recense t-il deux pèlerins se rendant à Jérusalem au XIIe siècle, dont l’un d’eux est accompagné « d’autres » voyageurs. En estimation basse, ces deux pèlerins nommés représentent 40 % des pèlerins du cartulaire et probablement plus de 50 % si l’on connaissait le nombre exact que représentaient ces « autres ». Le fait est d’autant plus intéressant que l’historiographie locale s’est appuyée sur le seul pèlerin jacquaire du cartulaire pour étayer ses faits. A lui seul cependant, il ne représente qu’un cinquième des pèlerins du cartulaire… Un pèlerin se rendant vers un sanctuaire dans le Dauphiné est également cité. S’agit-il de Notre-Dame-de-Vie à Vienne comme le pense P. Raymond où de Saint-Antoine l’abbaye, centre de pèlerinage européen à l’époque, pour R. Martin ? La Carte Catalane de 1375 atteste en effet de l’importance des deux sanctuaires. Enfin, Dax et sa source chaude, est mentionnée par un chemin à Sorde dit la « caoutère », la chaudière.
Mandat pour un troisième pèlerin
Sorde, un maillon dans la grande chaîne européenne
Loin d’une vision récente et médiatique laissant à penser que l’Europe médiévale s’est construite sur quelques pèlerinages transnationaux dont Compostelle a aujourd’hui le monopole, Sorde souligne, qu’à l’instar d’autres sanctuaires locaux, elle fut au cœur d’un maillage de pèlerinages, qui constitue le creuset même de la pratique dévotionnelle passée. Si des pèlerins de Saint-Jacques sont passés à Sorde, ce pèlerinage, au vu des sources et des contextes sociétaux d’alors, ne peut prétendre à une quelconque prédominance. Du reste, ce qui est vrai pour Sorde, le serait pour nombre d’autres sites se prévalant d’être sur les chemins officiels, si des études approfondies étaient menées en lieu et place des « on dit ».
Un pèlerin, peut en cacher un autre
L’histoire des pèlerinages est à replacer dans une géographie de sanctuaires autonomes, non subordonnés à un centre particulier, comme le laisserait à penser la carte des chemins jacquaires actuels. Sorde le démontre : il s’agit d’une histoire plurielle, à rebours de la vision monopolistique actuelle mise en exergue par les férus de Compostelle. Sorde fut ainsi une abbaye-centre, fréquentée par des pèlerins locaux qui firent essentiellement le nombre sur ses chemins, auxquels s’associèrent ceux en route pour d’autres cultes (Jérusalem, Compostelle, le Dauphiné, Dax). Car ne nous y trompons pas : un pèlerin, peut en cacher un autre.
Sorde 1998-2018
La comparaison des justificatifs d'inscription au Patrimoine mondial en 1998 et de déclaration de Valeur Universelle Exceptionnelle en 2018 prouve l'intérêt d'études détaillées et de la mise en valeur de chaque sanctuaire de pèlerinage médiéval.
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Olivier Cazabat
Voir
sous ce lien les premiers échos de la rencontre de Gradignan