- Santiago ? ... - Santiago ! ... 42 ans après, lettre 166


Rédigé par le 24 Juillet 2023 modifié le 24 Juillet 2023
Lu 320 fois

Rappelez-vous la lettre 151.
En ce 21 juin 1981, le pèlerin Jean E., fatigué, claudique sur la route menant à Pampelune. Pour passer le temps, il se moque des cyclistes poussifs et s’amuse de leurs « esthétiques douteuses » lorsque, « une cycliste venue dans mon dos s'arrête à ma hauteur ».
Et de raconter sa rencontre avec une pèlerine cycliste, Michelle « avec 2 L ».
Était-ce sa solitude à lui ? Il est à la fois si stupéfait, ébloui, surpris, ému que, 41 ans après, il écrit encore que Michelle « avait offert aux personnes de rencontre bien plus que le mystère de ses yeux.
Je ne pouvais que lui demander :
— « Et ensuite, avez-vous eu de ses nouvelles ? »
— « Hélas non, j’ai perdu l’adresse qu’elle m’avait donnée ».
— « Il est peut-être possible de la retrouver ? »
Devant son air fataliste, je n’ai pas insisté.



Jean a retrouvé MicheLLe (avec 2 L)

Mais cette idée faisait son chemin, j’ai même téléphoné à plusieurs marchands de cycles à Saint-Omer ; mais la recherche s’annonçait longue et je manquais de temps.
Plusieurs semaines plus tard, un ami pèlerin me parle incidemment d’un voyage projeté à Saint-Omer. Aussitôt, je lui reparle de la lettre 151… Sait-on jamais ? Un médiéviste ne doit jamais rater une occasion de tomber sur un texte inédit, une parole nouvelle.
Là il s’agissait de bien plus…

Encore quelques semaines et l’ami pèlerin m’envoyait les coordonnées de Michelle !!
Quelques jours encore, et Jean lui envoyait ce message : 
 

« Bonjour Michelle, Dans la matinée du dimanche 21 juin 1981, sur la route qui va de Zubiri à Pampelune, tu t'étais arrêtée sur le bas-côté pour me héler d'un mot : — Santiago ? Comme je marchais de l'autre côté, j'avais traversé la route pour te rejoindre. Tu avais 19 ans et tu allais à Compostelle sur le beau vélo bleu offert par ton père... 42 ans ont passé et les hasards de la vie ont voulu que la responsable d'un institut de recherches jacquaires souhaite archiver le texte du reportage que j'avais alors effectué chemin faisant. Il y était fait part de notre rencontre. Or cette responsable… a le bras si long, si magique, qu'elle vient de m'envoyer tes coordonnées.


Pas besoin de magie, le monde pèlerin est finalement très petit !
Et Michelle de répondre :

« Bonjour Jean,
Quelle joie de recevoir ce message !! J'ai eu un drôle d'appel la semaine dernière, émanant de mon ancienne prof de latin me demandant si j'étais allée à Compostelle en vélo en 1981. Tu imagines ma surprise.
Elle me raconte alors son « enquête » pour retrouver cette fameuse Michelle, la publication de la lettre 151 sur le site Jacquaire, des amis pèlerins l'interrogeant puisqu'elle est audomaroise... Elle a contacté des amis ayant fait le Chemin, et jusqu'aux marchands de vélo de la cité ! Elle était très émue d'avoir réussi sa quête... Je me suis précipitée sur le site, replongée en arrière d'un seul bond. J'ai regardé des pages te concernant, mais... pas de coordonnées... Je laissai le hasard et la bonne étoile (de Compostelle bien sûr) pourvoir à tout cela. Et voilà ! »


Tout simplement, le professeur de latin était une amie de l’ami pèlerin…
Et Michelle a bien voulu relire ses propres notes, et bien voulu les numériser, et bien voulu nous les confier. C’est là qu’est la magie.
Puis un échange entre Michèle et moi. Voici des extraits de la réponse de Michelle :

Quelle aventure ! 42 ans après je ne pensais pas que le Camino me réserverait encore de telles surprises […] Je m'interroge : ai-je vraiment envie de rouvrir ce chapitre de ma vie ? Certes, cette expérience m'a accompagnée, un peu en secret, depuis ces années comme une référence figée dans le temps, ai-je envie d'y retourner ? Cela ne va -t-il pas détruire la magie ? […]

Je lis le récit de Jean : formidable, léger, drôle, pétillant, espiègle, sincère, cultivé. Tout y est. […] Nous reprenons d'abord contact par écrit puis on s'appelle. Retour en arrière fulgurant, la voix n'a pas changé. […]

Mon journal est retranscrit tel quel, avec la naïveté de la jeunesse, et l'inexpérience de la néophyte qui multiplie les points d'exclamation et de suspension pour être bien sûre de se souvenir de l'intensité des émotions […] Et voilà, le pas est franchi.


Jean vu par Michelle

21 juin 1981  « 5 kilomètres de Pampelune, je m’apprête à grimper la dernière côte de la matinée quand j’aperçois, au loin, un homme qui marche, sac au dos, sur la gauche de la route. Il me semble apercevoir un bâton dans sa main gauche, mais la chaleur est telle que les images sont déformées. Finalement, oui, c’est bien un bâton. Je m’approche plus près et sur le sac à dos : une coquille Saint-Jacques !
Je ne réfléchis pas : je m’arrête.  J’aurais tout aussi bien pu passer mon chemin. Je ne sais toujours pas ce qui m’a fait m’arrêter.
— Santiago ?
Santiago !
Voilà, tout est dit ! Tel un mot de passe, Santiago a ouvert le dialogue. Tandis que les voitures passent à toute allure, nous sommes de chaque côté de la route, celui qui nous revient, prêts à traverser pour rejoindre l’autre. Drôle de situation !
Nous commençons à « baragouiner » en espagnol (ce qui pour moi ne veut pas dire grand-chose) avant de découvrir que nous sommes compatriotes.
Après bien des kilomètres, c'est le premier pèlerin que je rencontre sur la route. Même chose pour lui. Cette rencontre nous rassure un peu. Nous sommes au moins deux… fous !
Le « gars » que je rencontre —je m’aperçois que je ne sais même pas son nom— est journaliste à Bordeaux. Nous allons faire route jusqu’à Pampelune et discuter de nos problèmes et de nos joies. Au départ, c’est un peu difficile. Je sens derrière l’homme le journaliste saisissant l’occasion d’un bon « papier ». C'est assez désagréable.
Après un petit « interrogatoire » nous parlons d’autre chose que de banalités : nom, origine, situation, âge, pourquoi Saint-Jacques, etc.

C’est drôle, marcher me fait du bien. Je me rends compte de la différence d’échelle de distance et de temps. Il m’est souvent arrivé de penser aux marcheurs, à leurs souffrances. Il me raconte avec quel soin il faut choisir ses chaussures, tout comme il faut choisir les braquets et les pneus.
Depuis son départ il a usé trois paires de chaussures avant de trouver celles qui lui conviennent le mieux : de simples tennis, après de super chaussures en cuir. Il m’explique comment, tout comme moi, il avait eu du mal à comprendre pourquoi, dans le livre « Priez pour nous à Compostelle », les auteurs donnaient une si grande importance à leur moyen de locomotion, et comme, vite, il avait compris !

Il comprend également mon choix puisqu'il a déjà traversé la France à vélo.  C’est un mordu de la petite reine ! Il m’invite à déjeuner. Je lui raconte qu’on m’a expliqué à Saint-Jean-Pied-de-Port qu’un pseudo journaliste mais véritable escroc sévirait à Burgos en dévalisant les pèlerins. Et si c’était lui ? Cette idée me traverse l’esprit un quart de seconde. Si les escrocs se mettent à vous inviter à manger, où va-t-on ?
En échangeant, nous nous rendons compte que nous avons vécu bien des choses semblables. Ainsi, la triste histoire des hérissons, véritables victimes des routes, nous tient à cœur. J’en ai vu des dizaines, écrasés. Même constat pour lui. Et à pied, l’odeur reste plus longtemps.

Je lui explique mon passage des Pyrénées et je comprends ma chance : à vélo le sommet est une délivrance, la descente, une récompense. À pied la montée est plus facile que la descente. Cela me rappelle le journal de Jean-Noël Gurgand, l'un des auteurs du livre « Priez pour nous à Compostelle », qui devait descendre certaines côtes à reculons pour avoir moins mal aux pieds. Je ne connais pas mon bonheur.
Nous parlons des paysages rencontrés. Je lui explique l’étrange impression éprouvée en arrivant en haut d’une côte, quand il n’y a plus que le ciel, rien que l’immensité bleue, et que tout à coup un nouvel horizon apparaît, tel un mirage. Il m’explique qu’à pied on regarde plutôt à terre, car l’horizon est beaucoup trop loin, trop décourageant et un peu lassant.

Je cerne un peu mieux la personnalité de mon interlocuteur. C’est un journaliste peu commun qui tente des expériences, comme celle de Saint-Jacques pour sortir de la routine quotidienne et du cancan journalistique et journalier. Il a fait un reportage sur les clochards de Nice en vivant comme eux, dormant « à la belle » ou dans des hospices, et faisant la manche. Il faut beaucoup de cran pour mener l’aventure jusqu’au bout. Il me dit son projet de raconter son voyage dans son journal. Je lui laisse mon adresse pour qu’il m’envoie les articles.
Peut-être le fera-t- il...
Je décide de poursuivre ma pérégrination (il m’a expliqué l’origine du mot : pèlerinage en espagnol) jusqu’à Puente La Reina, lieu magique dans mon esprit. C’est là que commence la Route d’Espagne à la rencontre des deux chemins : le chemin aragonais passant par le Somport et le chemin de Navarre passant par Roncevaux.
Peut-être nous verrons-nous à Saint-Jacques ? 
  27 juin de Ponferrada à Sarria
Au détour d’un virage, une silhouette familière se détache sur le bord gauche de la route… Non, pas possible... Eh bien si !  C’est bien « mon » journaliste de Pampelune. Il m’avait bien dit qu’il prendrait le bus entre Burgos et Léon mais je ne pensais pas le retrouver là. Ça fait drôlement plaisir en tout cas. Je me mets à son rythme en marchant à côté de lui. Nous parlons de nos différentes expériences, rencontres et découvertes depuis notre dernière rencontre. À peu de choses près, nos constatations et préoccupations sont strictement identiques. Nous ne sommes pas sur le même chemin pour rien. 

Après cette petite pause pédestre, on se dit à bientôt et je reprends ma route sur mon vélo passant par un défilé qui dure presque 10 km. Puis c’est le col : le Puerto de Pedrafita del Cebreiro.  « Ce n’est rien, il monte moins haut que celui d’hier » m’avait dit le journaliste…  Désolée, il grimpe à 1337 m. et en partant de tout en bas.

  Ce même 27 juin rencontre avec la Suissesse Je me réchauffe en descendant vers Triacastela. La prudence est de mise car le précipice n’est jamais loin. Tout à coup je vois une femme sur le bord de la route. Elle porte sur son sac la coquille. Je freine à mort. C’est une Suissesse, seule, partie depuis le 12 avril. Incroyable. Je suis baba. Elle a atteint la limite du détachement complet, n’a plus de montre, mange d’un rien, couche dehors. « Tout ce qui m’est nécessaire est dans mon sac, tout le reste est du superflu » me dit-elle. Je suis impressionnée par sa démarche.  C’est une astrologue. Elle me parle de courants telluriques, de Cluny ayant dévié le Camino vers le sud, de nouvelles lunes… Je ne comprends pas tout… Mais j’aimerais la revoir à Santiago…  16 juillet, Saint-Omer J’ai reçu aujourd’hui une carte de « mon journaliste ».  Il s'appelle Jean. Ça m’a fait drôlement plaisir ! Et j’ai replongé directement dans mon voyage. C'est la preuve que je n’ai pas rêvé, que c’était vraiment vrai...
Il est arrivé le 1er juillet avec la Suissesse. Je me demande si, pour l’un comme pour l’autre, ce fut un bien. Il faudra que je lui demande ».

42 ans plus tard

Jean puis Michelle nous ont fait partager leur rencontre magique et hors du temps avec simplicité et amitié. Je leur exprime ici ma reconnaissance.