Santiago 73 ...ou l'aventure des doux dingues ! ... n°3

Récit du pèlerinage de l'abbé de Jacques Sévenet écrit en août 1973. Confié à la Fondation David Parou Saint-Jacques au début des années 2000, publié en feuilleton par l'IRJ pendant le mois d'août 2024.


Rédigé par Jacques Sévenet le 19 Aout 2024 modifié le 24 Aout 2024
Lu 31 fois

Suite du feuilleton d'été.



Mercredi 25 Juillet

Fête de Saint-Jacques, apôtre. Tout là-bas, vers l'ouest, dans la cité de l'Apostol, l'Espagne célèbre son saint patron. Nous ne chômerons pas aujourd'hui, mais Santiago sera plus que jamais notre compagnon de route.

Vers 7 heures, c'est la route toute droite, sans beaucoup d'inspiration. A Villarmentero, nous suivons le camino dans les blés, jusqu'à Villalcazar de Sirga où l'Ordre du Temple a édifié une immense basilique dédiée à saint Jacques. En raison de la fête, la télévision espagnole s'apprête à y filmer la Grand-Messe. Caméras et projecteurs cloutent une note insolite à la haute ramure de pierre qui émerge des piliers. Le retable de la Passion est mal éclairé, quand au héros du lieu, nous cherchons vainement son effigie.

Après un essai de Bernès qui se perd dans les champs, nous arrivons par la route à Carrion de los Condes. L'église est pleine pour l'office, et l'on s'ennuie ferme dans le fond, malgré les chants que tous reprennent. Je participe, sagement assis sur un banc, avec tout ce coeur que l'on peut mettre à dépasser le rite massacré pour entrer dans la communion de l'église fondée sur les apôtres et leur témoignage de Jésus-Christ.

L'apéritif clôt, pour Etienne et moi-même, le cycle des festivités. Nous déjeunons près de la baignade publique, en face du monastère de san Zoilo, fondation de Cluny, dont la façade rébarbative n'invite pas au tourisme. La chaleur est lourde, mais la rivière apporte une relative fraîcheur.

A deux kilomètres, un brave cabaretier nous offre un pot : ancien pèlerin de Compostelle, il n'oublie pas ce qu'il a enduré. Un autre consommateur se joint à lui pour nous expliquer où prendre l'ancienne voie romaine, dite « chaussée des pèlerins ». Nous la trouvons sans mal quelques kilomètres plus loin. C'est une ligne droite, sans un arbre, (si un, un seul), uniformément caillouteuse, atroce pour les pieds malaxés sans trêve sur douze kilomètres. A la pause, les yeux mi-clos, l'herbe qui ondule sur cet horizon sans point de repère, évoque le lent mouvement des vagues. Accrochant résolument mon regard au sac d'Etienne qui balance devant moi, je médite un peu la Passion, en me disant toutes les trente secondes que je n'arriverai jamais...

... Mais on arrive toujours, même en se traînant. Vers 20 heures, nous sommes enfin en vue de Calzadilla de la Cueza. Renonçant à la salle d'école proposée gentiment par l'alcalde (maire), nous regardons s'allumer les étoiles à l'abri d'un mur de torchis. Un satellite se promène paresseusement dans le ciel : il accuse, sans le savoir, au terme de cette dure journée, l'anachronisme de notre moyen de locomotion.

 

Lundi 26 juillet        

Sainte Anne, toujours liée à mon saint patron par les hasards du calendrier, me rappelle des fêtes à souhaiter : pour être certain de n'oublier personne, j'essaie de penser à toutes, globalement. Debout à 6h.l5, nous reprenons bientôt le harnais vers Sahagun, par Ledigos, Terradillos. Des bergers, canne à la main, houppelande roulée sur l'épaule, nous souhaitent le bonjour. Le vent froid du nord-est nous accompagne depuis le matin, et nous oblige à garder le chandail, malgré soleil éclatant et ciel sans nuage. La méharée matinale est relativement lente : tout le corps fait mal. Sans doute payons-nous les fatigues de la veille. Moratinos, San Nicolas del Real Camino sont des hameaux très pauvres mais de fière allure.

Un peu avant Sahagun, nous déjeunons, échangeant quelques propos anodins sur la politique. Vers 16 heures, nous sommes sur une ligne droite : dans la litanie devenue classique du « mal aux pieds, mal au dos » s'infiltrent parfois d’étranges idées ; ainsi, ce soir, je me fais l'impression d'être un personnage fixe dont le mouvement des jambes déroule sans trêve un ruban de bitume, attirant jusqu'à moi villes et villages, comme dans un truquage cinématographique.

Ainsi Sahagun vient à ma rencontre ...

Le guide chante louange de cette cité célèbre pour les ruines de son abbaye, fondation de Cluny. Nous sommes très déçus : déception provoquée moins par les ravages du temps qui taraude les moignons de colonnes, que par l'enchevêtrement de maisons de briques rouges qui paralysent l'envolée de l'ancien monastère. L'inévitable maison de la guardia civil, d'un bleu-gris pisseux, a même réussi à s'encastrer entre arc roman et pan de mur délabré.

Les célèbres peupliers de la vallée sont les descendants légendaires de l'aventure des paladins francs, qui, ayant fiché en terre leurs lances la veille d'une bataille, les retrouvèrent fleuries le lendemain. Ils nous relancent sur la route jusqu'à Calzada del Coto. C'est un village pauvre et sale, vide à cette heure : tous sont au travail dans les champs ou sur les aires à blé, tournant inlassablement au pas lent des mules, ou dans le grondement du tracteur, pour écraser les épis que les femmes retournent à la fourche. Bien sûr, l'alcalde n'est pas là, le curé n'existe pas, le secrétaire de mairie va rentrer. De guerre lasse, nous investissons le préau de l'école, sale et romantique à souhait. Nous sommes à l'abri du vent, mais…dormir sur le ciment ....

Vendredi 27 juillet

. .. On y dort quand même. Je ne peux voir ma tête, sale et barbu depuis dix jours. Mais l'affaire prend tournure, nous avons fait plus de la moitié de la route. Au moment de « saquer » (c.à.d. mettre nos sacs) nous nous apercevons que les paysans, rentrés tard au travail hier soir, sont déjà au travail : Buenos dias et notre mini-caravane se met à cahoter sur le chemin poudreux qui mène par un joli bois de chênes-verts à Bercianos del Real Camino, puis à El Burgo Ranero, un des plus plaisants villages de ce désert brûlé de Castille. Ayant dépassé les dernières maisons de torchis et de chaume, nous sommes projetés dans l'immense plaine sans limites : la voie est de terre et de cailloux, mais large et récemment aplanie ; hélas, quand nos petits-enfants prendront à leur tour le camino francés, elle sera probablement goudronnée et bordée de bons hôtels.

Pour la halte de midi, nous choisissons un enclos à brebis, qui nous réserve quelques mètres carrés d'ombre.

Etienne :

-« Et maintenant, as-tu trouvé ce qu'était un pèlerinage ? »

Jacques :

-« Ben ... bof .... »

Je dois reconnaitre que cette question n'a guère avancé dans mon esprit. La marche nous mène sûrement à la rencontre de quelque chose ou de quelqu'un, mais de quoi ? De qui ? Après tout, ce qui trotte dans la tête comme les jambes sur le chemin, mûrira comme les blés, à temps ....

Le soleil est si brûlant que nous retardons notre départ, après la sieste. Vers 16 heures, il faut quand même se décider à plonger dans la fournaise. C'est intenable mais les paysans sur leurs machines nous soutiennent sans le savoir le moral. Reliegos nous abreuve près du lavoir fréquenté par des femmes silencieuses et efficaces, le chef entouré d'un voile noir. La dernière tranche du gâteau s'avère un peu indigeste : 4 kilomètres de ligne droite jusqu'à Mansilla de las Mulas. Avec cette bourgade, nous retrouvons l'animation, le bastringue et la grand-route. Une fonda (auberge) nous fournit des lits et de quoi nous laver. Le dîner avalé, nous déversons notre fatigue dans les plumes, bercés par les rumeurs de. La fiesta qui se déroule à nos pieds.

 

Samedi 28 Juillet

.... et ça roule sur la carretera principal de Leon. Il est même dangereux d'y vouloir être piéton. Faisant fi des nids de poule, de la chaussée bombée et rétrécie, le trafic s'intensifie à mesure que nous approchons de la cité. D'un pas rapide, nous dédaignons Villamoros, Villarente, Arcahueja, Valdelafuente. Le pont médiéval de Puente del Castro n'est pas sans caractère, mais parfaitement inadapté à la circulation. La foulée pèlerine se fait paresseuse, tandis que nous pénétrons au coeur de la ville (de Leon). Voici la place de la Régla, et l'immense vaisseau de la cathédrale. L'office du Tourisme nous remet un plan de la ville et une liste des hôtels. Sans le moindre effort d'imagination, nous choisissons l'hôtel de Paris : personne n'y parle français, mais trouve-t-on quelqu'un qui parle anglais à l'hôtel d’Angleterre de Romorantin ? Laissant nos bagages, nous essayons de nous restaurer dans une sordide gargote dans la ruelle adjacente. Par une ouverture percée dans le mur de la salle à manger, passe un courant d'air lourdement chargé des remugles de l'office, mélange de graillons et de friture dans laquelle on plonge successivement, oeufs, poissons, viandes diverses. Même le patron est à l'unisson de la saleté de l'établissement. L'estomac lourd, nous nous retrouvons dans la cathédrale de lumière, si justement nommée. Après la route.et le sac oui obligent sans cesse à laisser traîner par terre le regard, nous voici le nez en l'air, les yeux ; écarquillés vers les verrières qui se marient merveilleusement avec la pierre finement sculptée. A travers les sobres ogives du déambulatoire et des grandes rosaces, c'est le rouge et le jaune, le rubis et l'or, la braise et la flamme. Est-ce une facilité que de faire un rapprochement avec la terre rouge et le jaune des blés dans les plaines de Castille ? Peut-être... En tout cas, la nef vit de la lumière dans ces deux couleurs. Les trois porches sculptés sont bien intéressants, mais la réverbération intense m'interdit d'en voir le détail. Nous y reviendrons. San Isodoro, romano-gothique, possède une crypte couverte de fresques évangéliques du XIe siècle : pierres tombales et sarcophages, nous sommes dans le panthéon des rois de Leon. Arrêté devant le porche, Etienne me fait remarquer un détail de la descente de croix : un homme, muni d'énormes tenailles, arrache les clous du Crucifié. Fin de soirée dans un petit square tout proche entouré de toutes les époques architecturales, du XIe au XXe siècle. Dîner puis repos à l'hôtel.

 

Dimanche 29 Juillet        

Relâche à Leon

Laissant mon compagnon se reposer, je me dirige vers 9h.30 vers la cathédrale. A cette heure, qui en Espagne est malgré tout matinale, c'est le chevet de l'édifice qui flambe des mille nuances des maîtres verriers. Une escouade de clercs noirs ou violets, suivant le grade, escalade avec entrain les marches qui mènent à leur stalle. Tous se mettent à glapir une étrange mélopée dans laquelle surnagent de temps en temps quelques accents grégoriens. Au galop de charge, le vénérable chapitre « enlève » allègrement l'office de Laudes et celui de Tierce. Le psaume le plus long ne doit pas « faire » plus de 68 secondes. Puis, sans inutile perte de temps, on enchaîne sur la grand-messe. C'est rapide et clair : l'homélie parle beaucoup de l'Amor de Dios, ce qui ma foi est de fort bon aloi. Il me revient cette remarque acide d'un écrivain britannique dont j'ai oublié le nom : « un prêtre espagnol ne voit jamais pourquoi exprimer en trois mots ce qu'il peut dire en trente ». 

Au moment du baiser de paix, que le célébrant annonce sur le même ton blasé

« Le-Seigneur-soit-avec-vous-élevons-notre-coeur-allez-dans-la-paix-du-Christ-pour-la-cornmunion-colonne-par-un-la-quête-est-pour-les-vieux-que-Dieu-vous-bénisse… » 

Je n'ai pas droit à la moindre faveur de la jeune et jolie personne placée devant moi, mais à la poignée de main confiante du brave type du banc inférieur. Sagement assis dans la nef redevenue elle-même après l'extinction des lumières artificielles, je divague doucement : « Il ne faudra plus jamais, jamais célébrer ainsi à Leon, à Chartres, à Notre-Dame de Paris. Il faut dépouiller ces vaisseaux de beauté des liturgies abâtardies où des clercs pressés débitent leur messe en feuilletant passionnément leur livre à la recherche de prières qu'ils ne trouvent jamais. Il faut partager l'Eucharistie entre frères, dans une salle claire et anonyme... autour d'une table où tous sont égaux. Heureusement, les grandes cathédrales attireront toujours des touristes ahuris, aux pantalons cassés, aux jupes fripées sur les fesses. Ils viendront voir, et pour un instant sentiront comme une question, comme un appel au silence, interpellation confuse d'un Dieu Inconnu qu'ils reconnaîtront un jour pour Père. Dans les cathédrales il faut inventer des liturgies qui laissent l'espace et le temps se célébrer eux-mêmes, dans la mystérieuse unité de la pierre et du verre, de la lumière et de l'ombre, de l'image et du son ... Non, il ne faut plus célébrer n'importe quoi, n'importe comment, sous prétexte que c'est quand même la Messe, que les gens chantent… Autant d'hommages rendus au culte suprême de la médiocrité, de la routine et de la paresse.

A l'hôtel, nous nous livrons l'un et l'autre aux menus travaux ménagers et farniente qui sont désormais les deux mamelles des jours de repos. L'après-midi, je pousse une pointe jusqu'à l’hostal San Marcos, ancien hospice des pèlerins, devenu, depuis la raréfaction de ces derniers, hôtel de luxe : l'église Santiago, attenante, ne m'emballe qu'à moitié, mais le cloître, frais et silencieux, donne à l'ensemble une atmosphère de recueillement et de dignité qui ne manque ni de charme pour le visiteur, ni d'agrément pour le client. Dans Leon endimanché se sont répandus des hordes de soldats bruyants qui taquinent les filles de leurs fines plaisanteries et agacent le bourgeois. La flânerie me mène vers d'autres quartiers anciens : derrière la cathédrale, la plaza mayor, ceinturée d'arcades, se donne un petit air coquettement provincial. Un dernier adieu à la cathédrale avant le dîner : mais celle-ci éclairée de l'intérieur par la lumière artificielle semble figée et froide, comme indifférente. Je la préfère sans apprêts.

Nous sommes au lit de bonne heure, car demain tout recommence....

 

Lundi 30 Juillet

Un petit déjeuner matinal, confectionné dans la salle de bains de l'hôtel, nous permet un départ relativement discret, sous le regard même du veilleur de nuit. Par San Marcos, nous franchissons le Rio Bemesga. A Trobajo, la page de Leon est tournée. Un petit Bernés conduit à La Virgen del Camino. Dans ce lieu légendaire s'élève le sanctuaire moderne de la Vierge du Chemin, protectrice des pèlerins. Au fond, enchâssée dans un retable Renaissance très chargé, trône la Pieta, dans une attitude douloureuse mais non dramatique. On sent que l'architecte, maître d'oeuvre de l'ensemble, s'est donné beaucoup de mal pour adapter volumes et couleurs modernes à l'oeuvre ancienne. Les statues du collège apostolique ne sont pas trop laides, mais l'ensemble ne force pas l'admiration. Un second Bernès conduit à Valverde (de la Virgen), puis à San Miguel (del Camino). La route ici alterne avec le chemin dont la terre rouge est agréable au pied : nous sommes devenus délicats et connaisseurs de voies comme de crus renommés. Sous nos pas s'envolent et retombent sans cesse des nuées de sauterelles grises aux éclairs bleutés. Le soleil joue à cache-cache avec les nuages, comme nos chemises avec nos chandails. La pause de midi est teintée d'inquiétude : pleuvra ? Pleuvra pas ? Il ne pleut pas et la route vespérale sans histoire s'achève au bistrot de San Martin (del Camino) : nous n'osons pas déranger le curé d'une partie de cartes acharnée qu'il dispute avec ses ouailles et trouvons par nos propres moyens un coin de prairie entre mare à grenouilles et ruisseau. L'endroit se révélera d'une humidité croissante, la nuit venant. La nuit tombée, les grenouilles entament leur concert et les escadrilles de moustiques s'apprêtent à décoller....

 

Mardi 31 Juillet

Malgré les isolants, l'humidité nous est entrée jusqu'à l'âme ! Départ rapide par la grand-route que nous quittons bientôt pour Puente de Orbigo : le pont en question est d'une longueur inhabituelle au-dessus de ses vingt arches romanes. Une inscription rappelle les joutes célèbres de Suero de Quinones qui, pour en interdire l'accès, rompit des lances avec maints chevaliers pèlerins, français, italiens, espagnols.

Au delà, le village d'Hospital de Orbigo et son église frappée de la Croix de Malte mettent une note de gaité dans cette étendue sans relief. Le temps est lourd et orageux, le soleil pesant. Nous prenons notre repas un peu avant San Justo (de la Vega) dans un tournant de la route, mais quelques gouttes de pluie suffisent à nous faire déménager fébrilement et gagner l'abri précaire des peupliers à l'entrée du pueblo. Si nous ne dormions pas profondément, nous pourrions apercevoir le calvaire de Santo Torribio : la légende (et le guide) racontent qu'Astorga y va en pèlerinage expier la faute des habitants de la vallée qui écoeurèrent par leurs médisances l'évêque Torribio, au point que celui-ci partit pour ne plus revenir. Sur le clocher, une cigogne veille d'un air goguenard sur le village de San Justo et ses houblonniers.

Tâchant de suivre Bernès d'un oeil et la cathédrale de l'autre, nous échouons dans le lit de la rivière et regagnons la route sans tambours ni trompettes. Astorga est une ville médiocre bourrée d'estivants : la cathédrale du XVe siècle aux pierres striées n'est pas sans intérêt, mais le palais des évêques est vilainement prétentieux. Il abrite le musée du Camino avec une belle collection de vierges primitives et un document qui fait les délices d'Etienne : c'est le calendrier du pèlerinage accompli par Monsieur, frère du Roi, de Paris à Santiago, à petites étapes. Nous imaginons l'équipée ... et l'équipage !

Notre étape est prévue à Murias, mais les éclairs d'orage nous obligent à mettre le cap sur une petite chapelle, au bord de la route. Le parvis est couvert, mais le sol de galets pointus redoutables pour le dormeur. Bientôt l'orage tourne autour de notre refuge. Nous assistons, de nos duvets, à un beau spectacle audio-visuel sur ciel plombé. Des ouvriers qui regagnent leur domicile s'abritent un instant de la pluie, échangent quelques mots avec nous, puis repartent à la première éclaircie. Sous les coups de boutoirs de la tourmente, Astorga s'éteint, se rallume, avant de plonger définitivement dans l'obscurité. Après avoir changé vingt fois de position sur les galets .... Nous nous endormons.

 

Mercredi 1er août

Le temps s’est éclairci, il annonce une journée lumineuse lorsque nous gagnons Murias (de Rechivaldo) pour y saisir au vol un Bernès qui doit nous éviter de nombreux kilomètres de route insipide. C'est un chemin de rêve à travers de petits champs enclos de murettes de pierre posées en équilibre les unes sur les autres. Arbres et haies complètent ce décor dont la netteté rappelle les dessins animés de Disney. Mais au bout de deux kilomètres, l'enchantement cesse en même temps que le chemin. Obliquant à travers les bruyères aux teintes rouges-violettes, nous tombons sur une route forestière qui nous semble à peu près dans la bonne direction. Tout est silence et solitude. A quelques kilomètres, une jeep militaire répond à nos signaux et les soldats nous renseignent : nous sommes sur un chemin qui ne mène nulle part. Le village que nous cherchons nous est désigné du geste. Piquant dans le vallon qui fleure bon la menthe et le thym, nous débouchons à El Ganso, à l'heure où les troupeaux prennent le chemin de la montagne dans le tintamarre des sonnailles.

Toits de chaume et clocher trinitaire sont un régal pour les yeux mais la chaleur est lourde et les pieds, encore humides de la rosée matinale, douloureux. Encore cinq kilomètres, et voici Rabanal del Camino. Pendant la sieste, les enfants du village chantent autour de nous des comptines dont nous ne comprenons pas les paroles. Au moment de nous harnacher, la cloche du village résonne d'un martèlement endiablé. La montée vers Foncebadon est rude, et nos chemises trempées lorsque nous nous abritons de la pluie menaçante sous le chaume de la première maison. La route du col, fleurie de jaune, de blanc, et de bleu, exhale de fortes senteurs méditerranéennes. On aperçoit quelques maigres cultures dont certaines ont été couchées par la tempête d'hier. Après quelques hésitations, nous découvrons la croix minuscule qui marque le passage entre les montagnes : celle ci est fichée sur un poteau qui émerge d'un tas de pierres jetées autrefois par les paysans et les pèlerins allant à la louée en Galice. Tandis qu'Etienne attaque le dernier tronçon de la journée, je jette furtivement ma petite pierre. Nous arrivons sans problème à Manjarin, village entièrement abandonné<sup></sup>. L'église, ou ce qu'il en reste, sera notre demeure pour la nuit. Avec des débris dont certains proviennent de ce qui fut la grille d'un confessionnal, nous faisons du feu : ainsi seront purifiés par la flamme, les péchés qui, pendant nombre d'années, passèrent par ces grilles.

 

Jeudi 2 août

Quelques souris ont trottiné dans nos rêves et sur notre nourriture : au petit déjeuner, nous leur disputons un reste de pain. La vallée est encore en robe de brume, et le village mort ne s'est pas éveillé. En bouclant nos sacs, nous soupirons : « et si nous revenions aménager ici une petite bicoque pour les vacances ? »

C'est une journée très particulière qui commence : ce soir, à Ponferrada, de nouveaux compagnons doivent nous rejoindre ; Arnaud, Jean et une de leurs amies. Il y a un bon moment que nous pensons à ces retrouvailles. Etienne se réjouit comme moi de ce renfort et d'entendre enfin « parler français » autour de nous.

La route suit un bon moment la ligne de crête et découvre un vaste panorama sur la vallée du Bierzo. Sous nos pas, dans un décor à la Samivel<sup></sup>, un minuscule village semble s'accrocher de toutes ses forces à la pente. Acebo a pour rue principale un torrent de purin et de boue, mais Riego (de Ambrois) sourit de tous ses balcons fleuris. Sur un versant de la montagne un troupeau de chèvres et de moutons tintinabulle de toutes ses clochettes, tandis que le berger improvise d'une voix puissante un flamenco auquel se mêlent d'étranges sonorités arabes. De lacet en lacet, nous parvenons à Molinaseca. Sur la route, des files de petits ânes chargés de foin, de sacs ou de leurs propriétaires nous rappellent à la modestie ; après tout, nous ne portons que 14 ou 15 kilos !

Après déjeuner, c’est presque au pas de chasseur que nous arrivons à Ponferrada, devant la basilique dédiée à Notre-Dame de la Encina, parce que la Vierge vénérée ici fut retrouvée au coeur d'un chêne-vert. Première désillusion, nos copains ne sont pas là ! Mais il est tôt et nous n'avons rendez-vous qu'à 18 heures. Nous tuons le temps en cherchant sans succès une chambre dans une pension. Tout est complet. De guerre lasse, nous échouons dans un petit hôtel. Je me décrasse tandis qu'Etienne, frétillant d'impatience, retourne à l’église. Des gosses de plus en plus nombreux ont envahi le parvis, mais de copains, point… et pas davantage, vers 18h30, lorsque sonne l'heure du dîner, ni lors de notre dernière ronde. Le moral a dégringolé bien plus vite que la Bourse à la mort de Kennedy. Mais que faire contre pareille adversité ?

Vendredi 3 août

Au départ, petit crochet par la basilique : le message destiné aux amis s'est déplacé ; probablement les jeunes qui hier soir riaient follement sur la place. A la gare, aucun signe du passage éventuel des trois fantômes. Perdus en hypothèses, nous attaquons la sortie de Ponferrada banlieusarde, usinière et monotone. Après Campomraya, la route traverse le vignoble du Bierzo : le cru est léger, fruité, plein d’esprit. Il n'endort par le pèlerin, mais le soutient.

Halte et sieste au creux d’un vallon avant d'arriver à Villafranca del Bierzo. Fondation de Cluny, cette délicieuse petite ville suit les méandres de la rivière fort encaissée à cet endroit. L'église Santiago et le château des Pimentel sont les curiosités de l'endroit A la terrasse d'un café, un Français en vacances dans le coin nous offre un pot et nous conte son dépaysement et son ennui. Entre les flancs de la montagne la vallée est de plus en plus verte, et c’est complètement ivres de verdure que nous parvenons au bourg de Pereje, étape de nuit. L'expérience des jours passés nous incite à trouver un toit : mais il faut d'abord trouver le maire. Or le maire est aux champs ! Nous l'attendons, plantant notre chapiteau de plein vent devant l'école du village, vide de ses petits élèves à cette époque de congé. Il vente beaucoup dans la vallée, et les délicates nuances jaunes et rouges du couchant atténuent le vert trop violent de l'herbe. Tard dans la soirée, l'alcalde revient. La clé de l'école est chez lui, seulement il ne la retrouva plus. Sa femme s'en mêle ; pas de clé ! Finalement nous nous contenterons d'une grange, en sous-sol. Au coeur du premier sommeil, exclamations, coups de poings à l'huis : « Alors, ça roupille là dedans ! » Les voilà !!!

Giclant hors de mon duvet, j’ouvre à Jean, Bernadette et Arnaud. On re-déballe, on se traite de jolis noms d'oiseaux, on refait la cuisine, on se dit des tas de choses, on plaisante finement… et on s'endort enfin ....