Santiago 73 …ou l’aventure de « doux dingues ! », étape 96


Rédigé par Denise Péricard-Méa le 15 Février 2021 modifié le 23 Février 2021
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Le 8 juillet 1973, Jacques Sévenet, 37 ans, curé de Sainte-Cécile à Boulogne-Billancourt, en attente d’une nouvelle affectation, retrouve Etienne à Saint-Jean-Pied-de-Port pour aller ensemble à Compostelle. Un groupe d’amis les accompagne jusqu’à Pampelune.
Le 8 août, Jacques et Etienne sont rejoints à Palas de Rei par un second groupe qui marche avec eux jusqu’à Santiago où ils arrivent le 11.



Un récit de pèlerinage écrit pour les amis

Jacques Sévenet tient un carnet de route. Au retour, c’est « exclusivement pour ces amis » qu’il le met en forme, en précisant qu’il écrit pour « retrouver le sens caché de l’événement ». Il est cependant  conscient du « réel danger de nombrilisme ». Seconde grande qualité, il ne se prend pas au sérieux, donnant à leur équipe de pèlerins le qualificatif de « doux dingues », sans prétendre être les Homo Viator chers aux Pères de l’Eglise : 

« Mais, je dois le reconnaître : nous ne sommes plus des vrais pèlerins partant de rien, vivant de leur travail ou de l'hospitalité offerte ».


Un document historique

J’ai rencontré le père Sévenet en 2004 et il a bien voulu me confier ce récit. Je le reprends aujourd’hui, avec son accord. Car il est devenu un document historique, avec une toute autre signification.
Il présente une manière de pèleriner qui a disparu à partir de 1993, emportée par l’explosion des moyens utilisés pour promouvoir le pèlerinage de masse, enclenchée depuis longtemps déjà, mais galvanisée par l’inscription du Camino francés au Patrimoine mondial de l’Unesco.

Un récit au jour le jour, qui traite des problèmes existentiels du pèlerin de cette époque, la recherche du chemin à suivre, du pain quotidien et celle de l’endroit où dormir. C’était la règle avant le fléchage des chemins, avant les ouvertures de gîtes et avant la multiplication des guides. Ils voyagent évidemment en autonomie complète.
C’est un récit plein d’humour et d’auto-dérision. A aucun moment ils ne se posent en héros. Surtout ils ne s’attardent guère sur leurs douleurs ;

« Ampoules lardées de furieux coups d'aiguilles »
« Le dernier kilomètre est bien douloureux ! »
« La litanie devenue classique du « mal aux pieds, mal au dos »


Ils ne sont pas toujours d’humeur égale, tant s’en faut :

« Le moral a dégringolé bien plus vite que la Bourse à la mort de Kennedy ».

Un jour de marche trop longue :

« Je médite un peu la Passion, en me disant toutes les trente secondes que je n'arriverai jamais ».

Un peu ! Le prêtre marcheur n’ose pas comparer ses souffrances à celles du Christ… Un peu quand même ? Il n’en dira rien, bien sûr.
  Ce mode de vie exige des horaires adaptés à la réalisation de tâches quotidiennes incontournables qui imposent des contraintes importantes : lever tôt, emballage du matériel, arrêt pour déjeuner et sieste, marche en fin de journée, recherche du gîte le soir et déballage du matériel.

Première tâche incontournable, trouver son chemin

Couverture disparue. Premières pages du Bernès de Jacques Sévenet
Pour se repérer, ils n’avaient pour tout guide, et ils en étaient heureux, que celui de l’abbé Bernès, publié au printemps 1973 à partir de son propre pèlerinage de 1969.

En 2017, au moment du décès de l’abbé Bernès, j’ai publié sur notre site Internet des extraits du récit de Jacques Sévenet, exemples des ennuis qui naissaient de l’utilisation de son guide. Et chaque erreur coûte cher, nos pèlerins en ont fait plusieurs fois l’expérience. 
Souvent maudit, mais aussi très lu, comme en témoigne l’état de l’objet au terme du pèlerinage.
 
 

Annotations de Jacques sur le guide dont " Nous avons pris la route ombragée "
Détails amusants, Jacques note au fur et à mesure ses mécontentements sur « le Bernès », comme s’il devait revenir ou communiquer ses observations au pauvre auteur qui, d’ailleurs, préparait déjà sa seconde édition. Plus rarement il approuve : « oui. Très facile. Bon ». Une de ses annotations invite au fléchage :

« Virgen del Camino. Schéma 68. Il ne prend pas exactement à l’entrée du village, mais un peu après. Il faut des repères sur la route ».
 

L’abbé Bernès, qui n’avait pas imaginé de fléchage, conseillait souvent de demander son chemin, voire même d’utiliser la boussole. Nos pèlerins ne s’en sont pas privés.

-« Près du lavoir, nous quêtons des renseignements. Relevant la tête, les laveuses se déchaînent : sans nous répondre directement, elles entament, poings sur les hanches, une polémique criarde sur les différents chemins possibles ».
-« Avec l’aide d’un berger, nous découvrons une route empierrée ».
-« Une jeep militaire répond à nos signaux et les soldats nous renseignent : nous sommes sur un chemin qui ne mène nulle part ».
- « Malgré les sages conseils de l'épicière, nous décidons de jouer la carte Bernès ».


Deuxième tâche incontournable, assurer sa subsistance

Le Bernès ne s’en soucie pas, mais la nourriture ne manque pas puisqu’ils traversent sans cesse des villages habités. L’achat des provisions n’est pas un problème, sauf quand « l'épicerie souhaitée fait défaut ». Ou quand, comme à Torres del rio ils arrivent, affamés, à

« L’unique boutique du village qui combine les fonctions de boucherie, épicerie, boulangerie. En bref, c'est la providence des voyageurs affamés ».
 

Hélas, dépités mais stoïques, ils acceptent ce coup du sort :

« La tenancière nous déclare tout de go qu'aujourd’hui elle vend nada. Bredouilles et abrutis par la chaleur, nous découvrons un peu d'ombre derrière une maison pour consommer le reste de nos provisions ».
 

On sent un apprentissage qui se fait progressivement, prévoir des achats suffisants, ils ont « besoin de nourritures solides », d’où le besoin de « récipients » et celui de ranger la « margarine toujours prompte à s'attendrir ». Vaisselle, rangement sont évoqués au début, mais progressivement disparaissent des préoccupations. Toujours, ils s’accommodent de ce qu’ils trouvent, même si le petit déjeuner n’est qu’un « frugal casse-croûte ». Ailleurs, « un cerisier abondamment garni comprend sa douleur de se trouver sur la trajectoire des pèlerins ». Ils sont souvent sous la pluie, ce qui fait qu’ils ne manquent pas souvent d’eau.

Parfois, ils déjeunent au restaurant, surtout si c’est jour de repos, mais le bonheur de se faire servir n’est pas toujours à la hauteur de leurs espérances. A Estella, « nous déjeunons dans les bas-fonds d’une taverne obscure et poisseuse ». A León, les voilà dans une « sordide gargote » dont nous lisons un portrait odorant, ce qui ne les empêche nullement de déjeuner puis, « l’estomac lourd » de partir visiter la cathédrale :

« Par une ouverture passe un courant d'air lourdement chargé des remugles de l'office, mélange de graillons et de friture dans laquelle on plonge successivement, oeufs, poissons, viandes diverses. Même le patron est à l'unisson de la saleté de l'établissement ». 


Le lieu choisi pour chacun des repas de la mi-journée est en revanche très important, car c’est est un moment de repos.

« Nous déjeunons près de la baignade publique, en face du monastère de san Zoilo ». 
« Un pré ombragé nous paraît digne de la halte de midi, mais le propriétaire nous en déloge ».
« Seule, la sieste en ville n’est pas commode ».
« Aujourd'hui nous dormirons sur les bancs de bois de l'église Saint-Jacques, comme des clochards au cœur pur ».
« Un petit somme sous les platanes, près d’une jolie fontaine autour de laquelle tourbillonnent des nuées d'enfants braillards et curieux ».
« Nous allons nous étendre sur la place du village de Navarrete. Les gosses qui jouent autour de nous s'approchent ».


Troisième tâche incontournable, dormir

Là, rien n’est facile quand on débarque en ayant besoin de quelque chose, même modeste. « Bien sûr, l'alcalde n'est pas là, le curé n'existe pas, le secrétaire de mairie va rentrer » est une litanie souvent entendue. 
Ils s’installent au gré des occasions.  

«  C'est une fois de plus le parvis de l’église que nous choisissons pour le bivouac ».
« Le simple fait de demander une grange, un hangar ou une salle semble éteindre les sourires et fermer les portes. Finalement, on obtient de l’aubergiste la clef qui donne accès au préau de l’école ».
« Le cérémonial de la découverte d’un lieu pour dormir se déroule sans surprise : le curé nous envoie au couvent, mais le directeur d'icelui est absent ... et la nuit se passe sur le terrain de football ».

« Nous n'osons pas déranger le curé d'une partie de cartes acharnée qu'il dispute avec ses ouailles et trouvons un coin de prairie entre mare à grenouilles et ruisseau ».

Santo Domingo, le Parador

A Santo Domingo de la Calzada, le jour de repos se passa dans le confort du Parador
mais à Castrojeriz, ils dorment dans une « pension » avec eau froide, tenue par une « fée carabosse ».
Avec toujours une pincée d’humour : 

« Sans le moindre effort d'imagination, nous choisissons l'hôtel de Paris : personne n'y parle français, mais trouve-t-on quelqu'un qui parle anglais à l'hôtel d’Angleterre de Romorantin ? »


Le Bernès était souvent maudit, mais aussi beaucoup consulté, comme en témoigne son état  au terme du pèlerinage.
Je terminais l'article cité au début par une anecdote du récit de Jacques Sévenet montrant le prix qu'il attachait à ce petit livre, unique repère auquel se raccrocher malgré ses imperfections.
 
https://www.saint-jacques-compostelle.info/En-hommage-a-l-abbe-Bernes_a281.html


 

Nous retrouverons Jacques et Etienne la semaine prochaine pour la 97e étape de notre Pèlerinage-confiné.
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