Récit d'un pèlerin de 1948

Un parmi 60 000 à Compostelle


Rédigé par Jaime Figueras Riba le 15 Décembre 2010 modifié le 20 Décembre 2010
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En 1948, l'Action Catholique Espagnole a organisé un grand pèlerinage de jeunes à Compostelle. Plus de 60 000 jeunes s'y sont réunis. Parmi eux, Jaime Figueras Riba, de Barcelone. Il avait 14 ans. Parvenu à l'âge de la retraite, il a pris le bâton du pèlerin et depuis a parcouru plus de 6 000 km. Il nous livre ici ses souvenirs de l'année 1948



Mon premier pèlerinage à Compostelle

On m’a demandé d’écrire quelque chose sur mon pèlerinage à Santiago dans l'été de 1948 ….

Cela m'a semblé facile au commencement mais maintenant je me rends compte que ma mémoire … 62 ans se sont écoulés … est pleine d’incertitudes. Bien que j'aie quelques images très claires, j'ai aussi de grandes lacunes précisément sur ce que j’allais faire en Galice et par conséquent aussi sur ce que j'y ai finalement fait. Comme il me plaît de m'acquitter de mes promesses, je vais essayer d'entrer dans les brouillards de mon passé et de transférer ici les expériences élémentaires de l'adolescent de 14 ans que j’étais et qui était immergé à cette époque dans la grande œuvre de lord Baden Powell … les Boy Scouts ou Minyons de Muntanya, comme ils se nommaient alors dans ma terre, la Catalogne. Je vais donc me lancer !

Un long voyage

Carte de participant au pèlerinage
Je me vois ensuite, entrant par une chaude après-midi d'été, dans la gare de France de Barcelone où le père Batlle m'attendait avec le groupe réduit de scouts qui seraient mes compagnons. A ce moment là, le mouvement scout était interdit en Espagne, comme tant d'autres choses, parce que les jeunes hommes étaient mobilisés pour le Front de Jeunes de la Phalange Espagnole. Cependant notre prêtre était protégé par l'évêque de Barcelone de l'époque,  Dr. Modrego, militaire et aragonais, qui en ce temps connaissait l'influence positive que le père Batlle exerçait sur la jeunesse de son environnement, chose que je confirme par mes propres expériences quand j'étais scout. Un autre protecteur était, rien de plus et rien moins que l'abbé Escarré de Montserrat, qui bien qu'il n'ait pas été un fidèle du Régime, était une personne très influente en Catalogne.

Donc, avec nos  uniformes scouts flambant neufs, nous montons dans un train à vapeur, (en 3e classe naturellement) sous le regard surpris des passagers qui se dirigeaient à Madrid. Nous passons toute la nuit dans le train et arrivons alors que l'après-midi est bien avancée, avec juste le temps de prendre le train de La Corogne. Le voyage nous a pris un jour et demi.

De ce déplacement j'ai peu de souvenirs. Mais si, je me souviens de la saleté de notre compartiment et de la suie qui entrait par les fenêtres ouvertes. Le train était si plein que pour descendre à Astorga (où il s'arrêtait 1 h. ! ! !) nous avons dû sortir par la fenêtre, y compris le prêtre avec sa soutane jusqu'aux pieds, aidé par les plus grands du groupe et accompagné de nos rires. Je me souviens aussi d’un personnage qui parcourait les wagons en mettant en tombola un gâteau noirâtre à la crème. Avec ce qu'il touchait de ce tirage (il disposait de quelques gâteaux), il payait son voyage vers sa terre. Et si par hasard le gagnant ne sortait pas, il le mangeait comme dîner. Je n'ai jamais su s'il gardait les gâteaux restant pour les proposer à son retour à Barcelone.


Des tentes dans la chênaie à Vista Alegre

Sous la chênaie de Vista Alegre
Je n'ai pas le moindre souvenir de mon arrivée à Santiago. En revanche je me souviens de l'entrée à la propriété Vista Alegre, située dans les environs de Santiago et où, dans la chênaie du fond, nous plantons nos tentes. Cette propriété appartenait à la grand-mère d'une bonne amie, Mercedes Sáenz-Diez de la Gándara, née dans cette maison et qui passait l'été en Galice …


Jaime et Mercedes devant le retable de la chapelle bleue
Mais de tout cela j’ai été informé beaucoup plus tard quand à Majorque, je suis intervenu par hasard dans une conversation qu'elle avait avec mon épouse, lui expliquant qu'une année, alors qu’elle était petite et passait l’été à Santiago, un prêtre et quelques garçons avaient campé dans son jardin et que chaque jour avec ses parents elle avait assisté à sa messe dans la chapelle baroque, la chapelle bleue de la grand-mère. Je suis resté stupéfait de voir qu'elle me mentionnait … et encore plus qu’elle disait que j'étais l'un des enfants de chœur. Je n'oublierai jamais ce moment : le monde est parfois petit ! ! !

Avec Mgr Pignedoli
Le premier matin nous sommes allés présenter nos lettres de créance et les réunions des jeunes de toute l'Europe ont commencé. Nous, les petits, nous n'y assistions pas, ce pourquoi je ne suis pas capable d’en transmettre l'atmosphère ni ce qui y a été traité. Ce dont je me souviens est que le père Batlle a connu le délégué de l'époque des Jeunes du Vatican, Monseigneur Pignedoli, la personnalité la plus importante de ce pèlerinage qui a daigné visiter notre campement. J’ai photographié ce moment avec mon appareil, mais malheureusement la photo est restée floue.

A Rome, Mgr Pignedoli, abbé Batlle et le futur architecte Jordi Bonet (cl. jaime)
J’en joins une autre, prise à Rome pendant l’année Sainte de 1950. Curieusement le scout sans chapeau qui se voit à gauche est Jordi Bonet, architecte depuis plus de 25 ans de l’église de la Sainte-Famille, projetée par Antoine Gaudí et qu’il a eu l'honneur de présenter à Benoît XVI le 7 novembre passé. Cette scène a été reprise par toutes les télévisions du Monde.


La routine était des plus agréables. Après la messe de 9h nous nous préparions le petit déjeuner près des tentes sous un auvent qui était dans un angle du mur de pierre entourant la propriété. Il y avait une grande table et un banc de pierre qui nous servaient de salle à manger.

A Compostelle ...

Notre groupe à Santiago
Je me rappelle aussi l'impression que m'a causée la Place de l'Obradoiro avec sa multitude de pèlerins et j'ai eu l'occasion de photographier notre prêtre près de son protecteur Monseigneur Modrego. Je me souviens aussi des rues qui accèdent à la Cathédrale bien que cela n'ait pas de mérite puisque quand je suis arrivé à Santiago en 1999 lors de mon premier pèlerinage à pied et que j'ai vu ces rues, j'ai pensé être revenu à 14 ans. Rien n’était changé, l'horloge du temps s'était arrêtée. Comme anecdote j'ajouterai que cet automne, en finissant mon 10e Chemin, j'ai découvert le magasin où il y a 62 ans j'avais acheté une statue en bois d'un pêcheur galicien comme cadeau pour mon père, grand amateur de mer et de pêche.

Je ne peux pas concrétiser les jours passés là. Mais ce qui m’a le plus impressionné au niveau social a été de connaître mon premier pèlerin à pied. Il était belge et avait marché en solitaire depuis Bruxelles. Va pèlerin ! Traverser l'Europe, à trois ans de la fin de la deuxième Guerre mondiale, et sans aucun service comme maintenant ! Moi, avec 7300 km dans les pieds et 10 Compostelas, je me sens petit et humble en y pensant. Il m'a semblé plus âgé bien que maintenant je crois qu'il n'avait pas plus de 35 ans. Je me souviens toujours de la chanson médiévale wallone qu’il nous a apprise et que je chantonne quand je marche seul sur le chemin des Étoiles. Le Chemin c’est cela : l'Amitié pour toute la vie avec des gens que sans doute tu ne reverras pas mais qui demeurent dans le souvenir.

La figure d'un saint contemporain éclaire ces souvenirs

Une autre chose qui maintenant m'intrigue est que durant notre séjour en Galice personne ne nous a inquiétés malgré notre uniforme scout et nos conversations en catalan. Avec les années, je suis arrivé à la conclusion que Franco étant Galicien et grand admirateur de l'apôtre Santiago, le personnel de la Phalange a probablement craint que toute intervention de sa part pourrait être mal vue car même en cette année 1948 il y avait beaucoup d'Européens sur place.

Je ne me rappelle pas non plus avoir été au Monte del Gozo ni en avoir entendu parler, c’est étrange. En revanche, nous sommes montés à la Montagne Pedroso, juste de l'autre côté de la ville, où le prêtre après avoir vu qu'il n'y avait personne, a enlevé sa soutane et a fait une lutte libre avec nous. Essayez d'imaginer comment était le clergé de l’époque. Mais notre prêtre était en avance sur son temps.

Plaque commémorative de l'abbé Batlle
En 2005, lors de l'hommage à l'occasion du 50e anniversaire de son décès et tandis que la plaque correspondante était dévoilée dans la montagne de Montserrat, j'ai pensé que j’avais eu le privilège de vivre quelques années avec un saint qui n'est pas sur les autels mais qui marche près de moi dans mes pèlerinages. J'ai aussi appris, il y a quelques années que Monseigneur Pignedoli avait énormément progressé au Vatican jusqu'au point d'arriver à être "papable", je crois, lors de l'élection de Paul VI. Je conserve dans mes "Trésors" pèlerins une médaille de la Vierge qu’il nous a offerte deux ans plus tard à Rome.

Pèlerinages à Vista Alegre

Vista Allegre avec la chapelle
En ce qui concerne la Vista Alegre, j'ai essayé de la localiser en 2000, sans succès puisque je la cherchais en dehors de la ville et qu’actuellement elle est à l’intérieur. En 2003 j'ai parcouru le Chemin avec l'époux de Mercedes et finalement j’ai pu connaître la nouvelle Vista Alegre, transformée en un centre Européen de Culture de Santiago. La Villa s'est convertie en résidence des professeurs et universitaires qui donnent les cours et dans l'énorme jardin on a construit l'Auditorium et l'école supérieure de Musique. J'ai eu la satisfaction de reconnaître la chênaie de notre campement mais non l'auvent, qui avait disparu. Après avoir demandé notre table de pierre, on m'a conduit à l’endroit du jardin où elle avait été placée et pour un instant, il m'a semblé y voir nos plats en aluminium et le père Batlle bénissant la table et sa nourriture.






Jaime près de la table de pierre
À partir de ce moment, presque chaque année je suis allé terminer le pèlerinage à Vista Alegre. Cet automne je l'ai fait avec un couple suédois que j'avais rencontré et je leur racontais en visitant ce que le lecteur achève de lire. Après être arrivés à la table de pierre ils ont fait la photo ci-jointe qui m'a fait mesurer la sensibilité de mes accompagnateurs.

Nous avons fait le voyage de retour en passant par Lugo et je me souviens que tandis que nous attendions l'autobus près de l’imposante muraille romaine je me suis séparé quelque peu du groupe et me suis rendu compte que les gens nous observaient avec surprise. Je suppose que par nos uniformes mais surtout parce que nous parlions catalan, langue qu'ils ne pouvaient identifier, ils nous ont pris pour 10 nationalités distinctes sans deviner juste, jusqu'à ce que quelqu'un nous le demande. Les temps ont changé et ne parlons pas des médias.

Mon retour à la maison a été dur puisque je suis arrivé avec beaucoup de fièvre et le médecin a estimé une paratyphoïde qui m'a tenu presqu'un mois au lit … mais à 14 ans … ahhh !  En Octobre j’étais déjà au collège à raconter mes aventures.

J'ai évoqué l’époque actuelle dans Mundicamino où m'a trouvé Denise Péricard-Méa. Je la remercie de l'opportunité qu’elle m'a offerte de faire l'effort de rédaction qui peu à peu m'a reporté à mon adolescence. Je veux aussi lui dire que je ne crois pas que cette "petite histoire" lui serve à son travail pour la "grande histoire". J'ai perdu mon épouse il y a 4 ans et quand Noël approche mon moral est bas. Mais y penser le relève et comme le pèlerin que je suis, je dois dire : Ultreia et Suseia ! ! !

Un million de mercis et un heureux Noël !