Marie Mauron à Compostelle en 1955, lettre 142


Rédigé par le 14 Aout 2022 modifié le 22 Aout 2022
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Vers Saint-Jacques de Compostelle, paru avec le bandeau, Sur les routes de soleil avec les pèlerins de tous les temps, est l’un des premiers récits de pèlerinage publiés après la guerre.





Marie Mauron (1896-1986), connue encore aujourd’hui comme la « Colette provençale », en est l'auteur ainsi que d’une centaine de romans dont plusieurs ont reçu des prix littéraires.
En 1955, comme d’autres, profitant de la réouverture des frontières, elle est partie en « auto » avec quelques compagnons, parmi lesquels Luis Jou I Sinabre, le peintre, graveur et typographe catalan.
« Avec une même émotion, nous avons mis nos pas dans ceux des Jacquaires du XIIe siècle dont nous possédions tous le guide fidèlement réédité ».

Que savait-elle de Compostelle?

La première lecture, rapide, laisse voir une touriste moderne, une intellectuelle pétrie des travaux déjà réalisés autour du thème du pèlerinage à Compostelle. Elle a étudié le Guide du pèlerin, le récit de Guillaume Mannier, la légende de saint Jacques racontée dans La Légende Dorée. Elle a lu Joseph Bédier dissertant sur les chansons de geste, et Emile Mâle sur l’art roman. Sans doute aussi l’abbé Daux et ses chansons de pèlerins. Bref, un voyage bien préparé.
 
On sent que, sur la route, elle a souvent effectué des marches aux endroits qu’elle estimait symboliques. On la sent impressionnée par l’autorité des grands auteurs et elle se coule volontiers dans leurs visions.
Comme eux, elle croit sans réserve aux « vraies routes marquées de coquilles et d'églises », aux foules de pèlerins qu'elle nomme du nom de son époque « les théories énormes de Saint-Jacquaires », auxquelles « la ville de Montpellier doit tout ». Elle ne doute pas de la réalité historique du pèlerinage du chevalier Bayard ni de celui de l’alchimiste Nicolas Flamel.
Aujourd’hui encore, la publicité pour Compostelle ne se nourrit-elle pas de ces croyances ?
Pourtant, elle ne prend pas tout pour argent comptant. Elle admet très bien que les récits hagiographiques soient légendaires, tout comme la Légende Dorée  et mentionne « le coffre que la science sait vide ». 

Son livre n’est pas construit comme un livre de souvenirs personnels mais, inévitablement, Marie laisse entrevoir sa personnalité, ce qui ne constitue pas le moindre intérêt de la lecture. Discrètement, elle dévoile des voyages antérieurs dans une Espagne heureuse, et une envie ancienne d’aller à Compostelle,
« sans doute un désir ancestral qui voulait se réaliser ».
Dans son enfance, elle a entendu raconter cette histoire de Cézanne faisant l’aumône « à un mystique et vagabond pour qu’il allât à Compostelle ». Elle a lu Mistral qui parle de « Lou camin de Sant Jaque au Paradis nous meno » et, sans doute, contemplé souvent la Voie Lactée que tous les paysans connaissaient sous ce nom de « camin de san Jaque ».

On la sent différente des intellectuels catholiques français chassés de Madrid par la guerre civile qui souhaitaient renouer des liens avec l’Espagne. Elle semble même se reprocher cette différence, et c’est à peine si elle souligne :

« je me sentais, dans ma curiosité, faire partie de ces romieux un peu déshonorés, un peu déshonorants dont parlent les vieilles chroniques, l’un de ces Gentils épris d’autre chose que de piété qui, à une faim d’art roman, joignent l’envie profane d’un voyage à l’étranger ».

Mais peu à peu, au détour d’une phrase, on devine que Marie avance masquée. Elle en a trop dit. Que veut-elle dire lorsqu'elle dévoile son
« ... amour de la beauté parfaite,
cette forme de Dieu, que je portai de Provence en Galice,
mêlé à tant de contingences … ». 

Que sont ces « contingences » qu’elle craint en Espagne ?

Sur l’Espagne de l’après-guerre, elle observe un silence révélateur de son appréhension. Certes, elle brosse un joli portrait d’un Aragonais descendu de la montagne, celui d’un moine venu boire à une source. Elle souligne le manque d’objectivité du Guide à l’égard des Navarrais en se remémorant des voyages à Pampelune où elle avait été fort bien accueillie.

Au milieu de longues descriptions de merveilles architecturales, elle laisse éclater sa sensibilité par petites touches qui brossent un tableau saisissant des « villages si pauvres, […] des solitudes désertes, des « armoiries délabrées ».
Ainsi, dans la cathédrale de Burgos, une fois vues les splendeurs, elle s’attarde à regarder les « ombres ferventes et agenouillées […] leurs visages de pauvres […] ardents devant ces folles richesses ».
Elle s’émerveille : « Ils n’étaient qu’extasiés ».

A Covarrubias  (Province de Burgos), elle note le contraste entre l’humble village et son église « si riche et si follement disproportionnée » et elle livre enfin une part de sa pensée personnelle :
« j’ai vu, senti au plus profond que ces villageoises agenouillées et adorantes se sentaient de la fête ». 

Plus loin, elle se mêle encore à ces femmes « qui se prosternaient devant cette féerie avant d’entamer leur sombre journée », malgré le soleil de mai. Ailleurs, une « énorme église trône au milieu de l’indigence ». A Boadilla del Camino (Province de Palencia), au milieu de tant de pauvreté, elle finit par prendre pour des logis ce qui n’était que des caves à vin magnifiquement agencées ! Mais, s’exclame-t-elle, « les cigognes y sont mieux logées que les chrétiens » et, en plus, « elles peuvent partir ! ».
 
 


De Támara (Province de Palencia),  elle dit que même les « ânes sont las de vivre […] et les gens au teint fiévreux, sales, pouilleux » sont néanmoins attirés par la splendeur de l’église, seul luxe de leur indigence ».

​En résumé, elle note simplement qu’il n’y a
« pas de révolte humaine, mais seulement la joie grave
qui met de la lumière sur la résignation ». 

Elle voit des choses qu’on ne verra plus, un grand conseil de cigognes tenu sur la route.

La pauvreté lui devient insoutenable : voici les voyageurs-pèlerins à Matalana (Province de León), « une suite de taupinières… avec des trous qui servent de portes et des tuyaux de cheminées faits de vieilles ferrailles. Ce sont des tanières humaines. Atrocité ! Faut-il que cet humain soit obstiné à vivre pour procréer dans ces trous infects ? ». Et plus loin « toujours ces céréales si chétives, ces murs pour enfermer cette lamentable indigence… ». « La montagne se fait noire ». A Bembibre (Province de León), ce n’est que charbon, que gens noirs, que stérile désolation des alentours de mines… ».
Puis voici une Galice
« où tout parle de misère sous un ciel qui parle de pluie ».
Aucun autre voyageur de cette époque n’a cette attention émue pour ceux qu’il croise. Qui est donc cette femme capable de ne pas gommer le présent pour se réfugier dans le passé ? Pourquoi ne fait-elle aucune allusion à la guerre si récente ? Elle ne parle que de vieilles en noir et d’enfants tristes, mais ne fait pas de commentaire sur l’absence d’hommes jeunes. Ellle fait penser à eux par le seul souvenir de fêtes antérieures, joyeuses et animées …
Des photos prises cinq ans plus tôt par un autre pèlerin, André Petit, montrent quelques personnes qui ne ressemblent pas aux descriptions de Marie. Différence de sensibilité ? La Galice sous la pluie invite au spleen…
 
Ce livre, qui finalement n’explique rien d’autre que l’enthousiasme de mettre ses pas dans ceux des pèlerins des temps passés et la tristesse d’avoir vu un pays si pauvre doit avoir une autre raison, sans doute plus profonde. La biographie de l’auteur permet-elle d’aller un peu plus loin ?
 
 

Qui est cette pèlerine ?

Marie Mauron dans son bureau de son mas d’Angirany (autour de l’année 1957) photo Zoé Binswanger, Archives municipales Saint-Rémy-de-Provence, Fonds Marcel-Bonnet, ph 162 (remerciements à Hervé Chérubini, maire de Saint-Rémy qui autorise cette publication)
Marie Mauron est née Marie-Antoinette Roumanille, le 5 avril 1896 à Saint-Rémy-de-Provence, dans une famille de paysans. Après des études à l'Ecole normale d'institutrices d'Aix-en-Provence, elle est nommée à Marseille à la rentrée de 1914. En 1919, elle épouse Charles Mauron, ingénieur chimiste à la faculté des Sciences de Marseille, lui aussi natif de Saint-Rémy. En 1925, une cécité précoce arrête la carrière du jeune homme, qui se tourne alors vers la création artistique et la psychologie contemporaine. Le jeune couple s’installe à Saint-Rémy et milite pour la sauvegarde de la langue provençale.

A cette même époque se forme un groupe d'amis artistes et intellectuels résidant dans la région, Giono, Aragon, Edmonde Charles-Roux, André Chausson, Gérard Philipe, Jean Cocteau, les musiciens Pablo Casals, Schneider, le peintre, graveur et typographe catalan Luis Jou I Senabre, les peintres Picasso, Seyssaud, Chabaud, Serra, Baltus.

Sans doute stimulée par la richesse de cet environnement exceptionnel, Marie commence à écrire. Son premier manuscrit fut édité à Cambridge en 1934. Vient le Front Populaire. Héritier d’une longue tradition républicaine, le père de Charles est élu maire de Saint-Rémy. Charles, le sera à son tour en 1945. Il se sépare de Marie en 1947, laquelle poursuit sa carrière littéraire jusqu’à sa mort, en 1986.
 

Entretien téléphonique avec M. Moraine

Sa formation d’institutrice et un milieu intellectuel aussi politiquement marqué conduisent à s’interroger sur la signification de son pèlerinage. Pour comprendre mieux, il fallait le témoignage de l’un de ses proches, son propre neveu et héritier, M. Moraine qui a accepté de décrypter pour nous le sens de cette démarche étonnante. Dans les années 2000, il a bien voulu répondre à mes questions par téléphone. Malheureusement je n’ai jamais réussi à reprendre contact avec lui malgré plusieurs tentatives. Peut-être cette lettre permettra-t-elle de prolonger cette conversation ?
DPM
Son groupe d’amis laisse à penser qu’elle fut davantage du côté des vaincus de la guerre d’Espagne que du côté de Franco.
M. Moraine
En effet. Lors de la guerre d’Espagne, le groupe des amis de Saint-Rémy s’est mobilisé pour créer une filière d’évasion et accueillir les émigrés, se consacrant tout particulièrement aux enfants. Plus tard, bien que le Front Populaire ait cessé de soutenir la cause républicaine espagnole, ce groupe provençal a gardé des relations avec l’Espagne, au sein des réseaux qui s’étaient créés, surtout dans la partie nord de la péninsule. 
Dans la Provence de l’après-guerre, Marie et ses amis n’ont pas oublié. En 1953, lorsque les frontières sont à nouveau ouvertes, certains rêvent de Saint-Jacques comme d’un lieu où peuvent se rapprocher les peuples. Y aller leur enlèverait-il ce vague sentiment de culpabilité qui les taraude ? Marie rêve de ce lieu magique dont on parle de plus en plus, dans la foulée de la publication du Guide du pèlerin dont on croit à l’époque qu’il fut le premier guide touristique. On parle aussi de ces pénitents qui se sont rachetés en accomplissant le pèlerinage. N’y aurait-il pas là le sujet d’un roman, bien propre à exorciser les démons ?
En 1955, Marie part avec quelques amis, en voiture bien sûr, mais avec le souci d’achever chaque étape à pied… Longtemps, Marie évoqua le choc ressenti en retrouvant un pays détruit, pauvre, écrasé moralement. 

DPM
Mais son livre ne laisse voir que la résignation… Fait-elle un constat d’impuissance, prenant conscience peu à peu que l’aide française n’aurait jamais eu le pouvoir de vaincre cette résignation ? La révolte exige un minimum d’énergie et disparaît dans l’extrême pauvreté… Pudiquement, elle ne publie aucune photo de ces malheureux, seulement des images de monuments…
M. Moraine
N’est-ce pas plutôt parce qu’elle vit déjà dans la peau du personnage qu’elle est en train de mettre au monde, le héros de Cette route étoilée qu’elle publie également en 1957 ? La lecture de son pèlerinage doit se poursuivre par celle de ce roman…

Par la bouche de son neveu, il nous semble entendre Marie ayant compris, à la lumière de toutes les recherches de l’histoire des mentalités, que
Compostelle est « l’un de ces alibis politiques qui servent les mythes et reviennent dans l’Histoire ».
Reflet d’un courant de pensée français des années 1950, ce livre montre la réalité du chemin de Compostelle de cette époque. Certes, les connaissances historiques qu’il véhicule sont périmées, mais son écriture nous mène bien au-delà, en montrant Marie comme un modèle d’ouverture d’esprit, bien dans la lignée de l’enseignement reçu à l’Ecole normale d’institutrices. Une vraie laïque formée à ne pas étaler ses convictions religieuses, mais à qui il n’a jamais été interdit d’en avoir. Une femme capable de douter, de s’interroger sur la Foi, comme lors de l’arrivée à Santiago :

« Foi ou non, en Dieu, en saint Jacques ou en l’Art, quelque chose éclate au plus profond de nous. Seul le silence le traduit ».

Et, pour exprimer son émotion, elle invente des phrases qu’on aimerait offrir à nouveau aux pèlerins d’aujourd’hui : 
Et le tombeau d’argent est vide. Mais justement ce qui l’habite, ce grand vide, c’est l’absolu que ces brasiers de foi et d’amour ont créé, comme Dieu créa de rien, de son amour, le monde. Si les os réels de saint jacques étaient là, leur poussière auguste serait limitée et finie. Dans l’intemporel elle s’agrandit aux dimensions sans limite des cœurs qui, siècle après siècle, l’ont faite présence. 

Marie Mauron n’a jamais oublié Compostelle. Pourtant, elle s'est abstenue de rejoindre le groupe qui a fondé la Société des Amis de Saint-Jacques. 
Le 24 octobre 1962, elle accueille Henri Roque qui se prépare à partir à cheval1. Il a noté dans ses carnets : « Je vais voir Marie Mauron au sujet de Saint-Jacques-de-Compostelle. Elle est enthousiaste pour mon projet ». Et ce sont quatre exemplaires de son livre qu'il offre aux officiers espagnols qui l’ont accompagné tout au long de son périple en Espagne.

« Pour remercier les officiels espagnols nous avons demandé à Marie Mauron, une femme écrivain de Provence, de nous envoyer son bouquin sur Saint-Jacques en quatre exemplaires. Il est difficilement trouvable mais elle doit en avoir encore ». 
 

1- L’Homme à cheval sur les chemins de Compostelle, éd. C'est-à-Dire, Forcalquier

Le récit de Marie Mauron dans la presse catholique de l'époque

La presse catholique ne s’y est pas trompée, qui a réservé un très bon accueil au récit du pèlerinage à Compostelle de Marie Mauron.
L'Echo Illustré, hebdomadaire catholique suisse n°29 du 20 juillet 1957 a publié deux pleines pages de Vers Saint-Jacques-de-Compostelle. Nous les avons publiées sur notre site :
https://www.saint-jacques.info/mariemauron1.htm  et 
https://www.saint-jacques.info/mariemauron2.htm
 
La Croix des 26-27 juillet 1958 en a également fait un compte-rendu très élogieux :
 
« C'est un pèlerinage passionné dans le passé, par les chemins des pèlerins de jadis, qui sont aussi chemins de pèlerins d'aujourd'hui, que nous comble Marie Mauron dans son livre, sur les routes du soleil avec les pèlerins de tous les temps. Pèlerinage passionné, certes, pèlerinage descriptif, poétique aussi, mais l'histoire comme la géographie ne sont pas absentes, au contraire, sur ces routes de Provence, du Languedoc et des pays d'Espagne jusqu'en Galice, ou ‘la lande, sœur de la bretonne s'étend à l'infini, couverte d'ajoncs épineux’. L’art religieux a aussi sa part, comme la légende et la foi :‘Vous n'avez pas vu de miracle ? Mais cette cathédrale en est tout habitée ! Le plus grand, c'est que cette foi unanime a créé précisément Santiago’. Ces deux citations suffisent à donner le ton du livre »

Son dernier livre à la gloire de Compostelle


En 1984, au soir de sa vie, Marie Mauron publie avec le peintre Yves Brayer El Camino francés nous mène à Compostelle

« Est née en Yves et moi cette envie obsédante de ressusciter Luis Jou avec notre Route à l’Etoile. Et le désir s’est fait d'un livre en commun ».
 

Brayer, lui aussi, était allé à Compostelle. C’est lui qui s’est chargé de l’impression, faite sur la presse à bras de Luis Jou I Senabre. Un beau livre en tirage limité en hommage à leur ami commun, Luis Jou.
Un livre exceptionnel toujours en vente au prix de 380 € …