Lettre 184, Un « secret » de Compostelle révélé !


Rédigé par le 12 Décembre 2024 modifié le 15 Décembre 2024
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Le 26 octobre 2024, lors des 2e Patrimoniales organisées par l’IRJ et l’association Compostelle-Bretagne, le professeur Miguel Taín, directeur de la chaire du Camino à l’Université de Compostelle a traité de l’iconographie du maître-autel de la cathédrale.
A la fin de sa communication il a, presque incidemment, évoqué la présence actuelle d’un cénotaphe de saint Jacques (monument élevé à la mémoire d'un mort) installé sous la table d’autel au XVIIe siècle. Ce monument est aujourd’hui occulté par la plaque d’argent qui ferme la face antérieure de cet autel.
Je le remercie chaleureusement des références qu'il m'a données et de certaines photogrpaphies illustrant cet article dont il a bien voulu assurer la relecture.




Un cénotaphe spectaculaire

L'emplacement du cénotaphe, (cl. Miguel Taïn)
Ce cénotaphe est très rarement et rapidement mentionné par les guides, et sa révélation est un scoop, un « secret » de Compostelle, enfin mis en lumière ! De quoi satisfaire quelques auteurs en manque de sujets neufs !
 
Ce monument caché vient enrichir l’imaginaire collectif, toujours obnubilé par le Moyen Age, en le plongeant dans la mentalité nouvelle de la Contre-Réforme.
 
Pourquoi les spécialistes ont-ils gardé cette information confidentielle ? Le sujet leur a-t-il semblé anecdotique ? Pas assez médiéval ? Y a-t-il eu simplement volonté de l’Eglise de focaliser sur la crypte située juste en dessous, qui aurait été murée au XIIe siècle et réouverte en 1882 ?

Etat actuel du cénotaphe (cl. Miguel Taïn)
Construit dans les années 1665-1670 ce cénotaphe occupe tout l’espace situé sous la table d’autel. Il est fait d’un grand édicule ajouré par des arcades en jaspe rose et marbres. Il est disposé juste au-dessus du « tombeau » invisible de saint Jacques, constituant une sorte de prolongement de ce dernier. Au sol, sur le pavage, est posé un couvercle de tombeau fictif, de deux mètres sur un ; il est de jaspe rouge, une pierre évoquant le sang du martyre de saint Jacques. On le voit à travers les arcades.
Il succède à un cénotaphe du XIIe siècle, moins spectaculaire et, surtout, invisible aux pèlerins. Le résultat de cet aménagement nouveau fut que les pèlerins ont immédiatement identifié le cénotaphe comme étant le tombeau de saint Jacques. Enfin, ils pouvaient le voir ! Miguel Taín cite plusieurs exemples issus de récits de ces pèlerins, parmi lesquels :
 
«  - 1672 « les reliques du corps de l'apôtre saint Jacques… reposent sous l'autel majeur »
- 1717 « ici, sur le sol, dans une boîte en marbre, dont le couvercle est visible, repose le corps de saint Jacques »

Pourquoi ce cénotaphe ?

Il a été voulu pour prouver visuellement la présence du corps de saint Jacques, mise en doute par Rome dès la fin du XVIe siècle. Au XVIIe siècle les Cortès de Castille (une sorte de Parlement) sont en conflit avec le roi Philippe IV ; alors que ce dernier se bat pour la conservation intégrale de la légende de saint Jacques, ils pensent au contraire dessaisir l’apôtre de son titre de patron de l’Espagne pour l’attribuer à sainte Thérèse d’Avila, canonisée en 1617. Dans le contexte de la Contre-Réforme, l’Espagne catholique se doit de rehausser la renommée de Compostelle; 

En 1643 Philippe IV initie l’offrande royale annuelle de 1000 écus pour financer les travaux. Une manière d’oublier la guerre de Trente ans et la récente défaite de l’Espagne à Rocroi, face au roi de France. Une manière aussi d’attirer des pèlerins en plus grand nombre (de fait, ils arrivent parfois en groupes, venus de pays Protestants). 
Quant au projet de construction, il spécifie que le cénotaphe sera une réponse aux doutes des pèlerins, relatifs à la présence réelle du corps de saint Jacques ; il est fait  :
 
« afin qu'à ce que nous entendons souvent, " qu’est-ce que c’est ? Où se trouve le corps ou le tombeau de notre saint apôtre ?", l’œuvre réponde, avec sa beauté et la grandeur des marbres et du jaspe »
En effet, depuis la fin du XVe siècle les questions de pèlerins curieux se multiplient, que nous avons évoquées dans la lettre 178

Questions de pèlerins : Arnold von Harff

 
En 1499, le chevalier Arnold von Harff témoigne dans son récit de sa demande de voir le corps du saint et des invectives reçues des chanoines en retour : 

« En outre on dit que le corps de saint Jacques le Majeur est dans le grand autel…  Moi, j’ai essayé, en faisant des offres importantes, qu’on me montre ce saint corps. On m’a dit que ce n’était pas la coutume de le faire, et que celui qui doute que ce fût son corps, à l’instant devienne fou comme un chien enragé. Cela me suffit ». 

Page du manuscrit de Arnold von Harff, montrant le glossaire breton-bas allemand sous une image du costume breton (Wikipedia).

Parfois, les chanoines profèrent des menaces terribles :

«  Il faut croire le corps de saint Jacques le Grand est sous le grand autel, ou encourir l’excommunication papale ! »
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Ou inventent des histoires à dormir debout,

 telle celle que rapporte Antoine de Lalaing en 1502 :
« Au creux de l’église, sous le grand autel, gît le corps de saint Jacques le Grand avec deux de ses disciples, martyrs. Homme n'y entra après un saint évêque qui célébrait chaque jour la messe près du corps de l’apôtre, seul, administré par des anges. Des jaloux envoyèrent son neveu pour lui servir la messe. Dès qu’il fut descendu, il perdit subitement la vue ; il la recouvra par les prières de son oncle. A la mort de ce dernier, son successeur, voulant faire pareil, un jour descendit dans la crypte pour dire la messe. Il trouva sur l'autel six cierges brûlant sans se diminuer (c’est en leur mémoire que six cierges brûlent en permanence sur le grand autel de saint Jacques). Cet évêque, se préparant à la messe, croyant ceinturer son aube, coupa son corps en deux, et mourut misérablement. C’est pourquoi pour ce miracle et cette vengeance divine prise sur celui qui prétendait faire comme son saint prédécesseur, nul, si hardi qu’il soit, n'a osé y entrer ». 
Antoine de Lalaing, accompagnant Philippe le Beau lors de la prise de possession du royaume d'Espagne (Wikipedia)

Et le comble, en 1534, à Compostelle, un « vieux docteur en théologie » confesse Andrew Borde, un médecin anglais et, à son tour, se confesse à lui :

« Je m’étonne grandement que notre nation, spécialement notre clergé et eux, les cardinaux de Compostelle, aveuglent et méprisent le peuple de pratiquer l’idolâtrie, tout en faisant vénérer à ce peuple ignorant une chose qui n’est pas ici. Nous n’avons pas un cheveu ni un os de saint Jacques… Présentés au milieu du grand autel, il n’y a que son bourdon, la chaîne avec laquelle il fut lié lorsqu’il fut emprisonné et la faucille qui a servi à lui couper la tête ».

En 1572, Ambrosio Morales, historiographe du roi Philippe II, se voit refuser l’autorisation qu’il demandait pour le roi de descendre dans la crypte. On lui explique alors que c’est l’archevêque Gelmirez 

« qui a enterré le corps de l’apôtre afin que l’on ne puisse entrer où il était parce que trop de gens demandaient à le montrer aux rois et aux grands princes qui affluaient pour le voir ». 
 
En 1601, le même Ambrosio Morales, proche cousin de l’archevêque de Compostelle Don Juan de Sanclemente, a enfin lieu l’ouverture tant réclamée… mais on trouve un tombeau vide. 
Alors, puisqu’il faut bien trouver une explication, c’est à partir de là qu’on invente la légende du corps enlevé en 1589 par peur d’une invasion anglaise. Tout le monde a oublié que, déjà au XVe siècle, lors de travaux, les reliques étaient déjà disparues.

Témoignage de Jean de Tournai

​Jean de Tournai écrit en 1490 :

« En après je… vins devant le grand autel et regardai la statue tenant en ses mains un rouleau sur lequel y a écrit en lettres romanes ; elle montre avec son doigt où il est écrit ‘HIC JACET CORPUS SANCTI JACOBI FILII ZEBEDEI’ c’est-à-dire, traduit de latin en français : ‘Ici repose le corps de saint Jacques fils de Zébédée’ ».
 

Cette statue est là depuis le début du XIIIe siècle et témoigne déjà du souci de montrer une représentation spectaculaire de l’apôtre.

L'action de Diégo Gelmirez


En effet, au XIIe siècle, l’évêque (puis archevêque) Diego Gelmirez concevait sa nouvelle cathédrale tout entière comme un tombeau ; il a démoli l'abside de l'église préromane dont les chanoines attribuaient la construction aux disciples de saint Jacques. L’autel seul est resté en place, sur le corps de l’apôtre, sous le nouveau grand autel. Il n'était plus visible que par un petit orifice pratiqué sous l'autel dans le nouveau pavement roman.
C’est sans doute lui qu’Ambrosio Morales a vu en 1572. Selon lui, il y avait une petite porte fermée sur le mur de l'Évangile (à gauche en regardant l’autel) « qui ne s'ouvrait que pour les archevêques et pour les rois ». Cette porte lui a été ouverte au nom de Philippe II, précisant qu’il a vu « deux grandes pierres plates au sol, et à leur extrémité un petit trou, par lequel ne passerait qu'une orange, et il est couvert de chaux ». On pensait que ce trou communiquait avec la crypte où reposait l'apôtre.
L’ambition de Diego Gelmirez était de créer une « chambre souterraine » cachée qui accroissait le mystère et son caractère sacré et permettait de préserver l’idée que le corps de l’apôtre y était là dans son entier. Il l’affirme dans le chapitre IX du Livre V du Codex Calixtinus :

Le corps de l’apôtre est là, tout entier. Sur son sépulcre est un petit autel, que, d’après la tradition, ses disciples ont élevé, et que, par amour pour l’apôtre et pour ses disciples, nul depuis n’a voulu détruire. Le petit autel est donc enfermé sous le grand, de trois côtés, à droite, à gauche et par-derrière ; mais par-devant, il est à découvert, puisqu’il suffit, pour l’apercevoir, d’enlever le panneau d’agent qui forme le devant du grand autel ».
Dans cette description on retrouve le même souci que celui qui a présidé à la construction du cénotaphe du XVIIe siècle…

L'accès ne fut possible qu'après que le cardinal archevêque, Miguel Paya y Rico eut demandé en 1878 aux chanoines de déterminer la situation exacte de la tombe. Le résultat fut la crypte-tombe d’aujourd’hui où les pèlerins peuvent descendre par un court escalier qui conduit du déambulatoire à un passage permettant de voir une chapelle néo-médiévale située en dessous du maître-autel.
   

Remontons le temps pour comprendre




Pendant des siècles, les pèlerins qui arrivaient à Compostelle ne racontent pas leur voyage. On ignore leur rapport personnel avec la tombe de saint Jacques. 
 
Deux des premières images datent du XVe siècle, d’avant la construction du cénotaphe. Elles montrent les pèlerins agglutinés autour de l’autel majeur,.

Les deux faucilles, touchées par les pèlerins Indianapolis Mus.Art. 24.3-6, James E. Roberts Collection.



Sur la gauche de l'autel de l'illustration ci-dessus, on voit deux faucilles qui ont décapité saint Jacques et son disciple Josias.

Ailleurs on les mentionne en compagnie de la chaîne qui a lié saint Jacques lors de son arrestation, de son bourdon ...

L’image ci-contre datant de 1648 (donc avant le grand cénotaphe) montre les pèlerins dans le chœur.
 
Le Magasin pittoresque 1648BNF VB-135-FOL,Cabinet des Estampes

Et si toute cette histoire datait du XIIe siècle ?

En 1056, des moines de l’abbaye Saint-Jacques de Liège arrivent à Compostelle et demandent la faveur de recevoir des reliques. L’évêque a d’abord refusé mais le roi a accepté en invoquant l’utilité politique. On a alors ouvert des reliquaires sur « deux linges [étendus] sur le pavement de l’église mais aucun ne contenait d’ossements de l’apôtre ». Alors, dit le texte, le roi envoya chercher une châsse déposée dans sa chapelle personnelle dans laquelle « il brillait une partie nullement négligeable du corps du bienheureux Jacques » dont on donna un bras aux Liégeois. 
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Voilà qui est troublant. 
Il n’est nulle part fait mention du tombeau. 
La « construction » du corps placé dans une tombe ne se serait-elle faite que progressivement ? 
L’essentiel n’est pas là. 
Comme le disent certains pèlerins ayant vu ailleurs plusieurs fois des reliques, voire des corps de saint Jacques,
« laissons ces confusions des prêtres au jugement de Dieu ».
Marie Mauron, la poétesse provençale, a exprimé ainsi ses sentiments en arrivant à Santiago :
« Foi ou non, en Dieu, en saint Jacques ou en l’Art, quelque chose éclate au plus profond de nous.
Seul le silence le traduit ».
Et, pour exprimer son émotion, elle invente des phrases qu’elle semble offrir à nouveau aux pèlerins d’aujourd’hui.

« Et le tombeau d’argent est vide. Mais justement ce qui l’habite, ce grand vide, c’est l’absolu que ces brasiers de foi et d’amour ont créé, comme Dieu créa de rien, de son amour, le monde. Si les os réels de saint jacques étaient là, leur poussière auguste serait limitée et finie. Dans l’intemporel elle s’agrandit aux dimensions sans limite des cœurs qui, siècle après siècle, l’ont faite présence. »


Bibliographie

Toutes les sources des documents se retrouvent dans :  Taín, Miguel, “El cenotafio del Apóstol de la Catedral de Santiago de Compostela'. "De los modelos romanos a los camarines castellanos y los sarcófagos reales de El Escorial”, Studi di Storia dell’Arte, 23, 2012, p. Taín, Miguel, " La antigua mesa del altar mayor de la Catedral de Santiago de Compostela: propuesta de reconstrucciónGoya, 344, 3013, p. 220-229. Péricard-Méa, Denise, Compostelle et cultes de saint Jacques au Moyen Age, Paris, PUF, 2002