Lettre 179 - A Bon Port Compostelle 1978 – 2017 - 2024


Rédigé par Albrecht Paul SANDERS le 13 Juin 2024 modifié le 15 Juin 2024
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Pèlerin en 1978, l'auteur de cette lettre a bien voulu nous confier deux articles parus en 2018 dans le Pecten sous le titre « A Bon Port ». Ils confrontaient, 40 ans plus tard, ses souvenirs et ses observations. Parti sur le chemin avec LE Barret et Gurgand récemment paru, il se souvient, ne pas avoir retrouvé, surtout en Galice, les traces des foules médiévales dont il suivait les pas. Parti de Gavarnie, il trouve " absurde " de voir son église transformée en jalon par la grâce de l'Unesco. Ses observations pertinentes nous ont plu et nous le remercions de nous les avoir confiées pour votre plaisir. Il complète aujourd'hui ses articles de 2017 en révélant à quel point son enthousiasme de 1978 a pu être trompeur.



A bon Port

En 1973, à 23 ans, je me fis guide pour des pèlerins hollandais se rendant à Lourdes en autocar. Là-bas on faisait toujours l’excursion à Gavarnie, pour voir la haute montagne et faire un tour à dos d’âne. En 1977 je décidais d’aller à Saint-Jacques. Personne n’y allait à l’époque.  L’abbé Bernès avait tout juste publié son Guide du Pèlerin.  J’allais à Compostelle, l’inconnue. En passant par Lourdes, où j’avais déjà découvert les bienfaits d’un pèlerinage et par le Bon Port. Le Col de Boucharo (2.270m) serait un point de passage bien à moi.
 
Car à Gavarnie j’avais découvert Notre Dame du Bon Port : la statue d’une vierge en majesté, avec des pèlerins de Saint-Jacques à ses pieds. Marie tient dans la main droite une gourde, indispensable atout pour le voyageur. A Lourdes j’avais trouvé la belle carte de 1648 (falsification historiée, mais qu’en savais-je !) des Chemins de Saint-Jacques. La madone de Gavarnie réunissait en elle la dévotion mariale et la route jacquaire. Elle était mon secret, mon guide discret. J’étais donc gonflé à bloc pour ce pèlerinage. "Quand tu viendras à pied, nous on te logera" me disaient – goguenards– les locaux.  Pari tenu.
Notre Dame de Bon Port

Mon Chemin reconsidéré - Gavarnie

Le chemin par le Boucharo n’apparaissait nullement sur la carte des Chemins, mais peu importe. Mon trajet par Namur, Reims, Vézelay et Clermont-Ferrand n’y figurait pas non plus. Je faisais MON chemin ! Il faut savoir qu’à l’époque il n’y avait rien de publié au sujet des tracés figurant sur ladite carte. C’est cela, l’aventure : voir ce qu’on va voir. Je fis mon chemin à pied en 1978, par Huy, Reims, Troyes, Vézelay, Rocamadour et Moissac. Je découvris la France profonde. Ma connaissance de la langue de Molière et mon argot s’en amélioraient, il fallait bien ! En route j’achetais Priez pour nous à Compostelle par Barret & Gurgand, tout juste paru. J’entrais dans cette légende. Je logeais à Lourdes où je connaissais des gens, je logeais à Gavarnie où je connaissais d’autres gens et profitais pleinement de mes contacts de guide touristique. On est Hollandais pour quelque chose, n’est-ce pas ?

Statue de Nd de Bon Port
Notre Dame de Lourdes m’était familière après six pèlerinages. Mais N.D. du Bon Port me fascinait. 
Pourquoi ? C’est que je suis né sur la frontière hollando-allemande. Voilà : à un kilomètre de notre maison commençait un pays ennemi, dont mes parents racontaient des horreurs. Sur cette frontière il y avait des blockhaus dynamités, des militaires qui exerçaient la nuit, des gardes-frontière qui tiraient sur les contrebandiers. Là-derrière habitaient d’autres gens, parlant une langue difficile. Passer une frontière intriguait et effrayait. Dangereux, car sans protection, de l’autre côté ! Vrai ou pas, on le pensait, en tout cas. Il y avait peu d’Europe dans les années 50. Il n’y avait pas de "Schengen". 
 
A fortiori je m’imaginais à Gavarnie, derrière ces hautes montagnes, un pays tout autre. Le pays de feu Franco, ce pays qui voulait exécuter les malfrats à la "garrote vil", lacet étrangleur cruel. Le fait de passer tout seul par un sentier de montagne me donnait le sentiment d’entrer en illégal, de conquérir le pays sans papiers. Par la porte arrière, ni vu ni connu, j’allais me faufiler à Jaca. Et là, Le Chemin m’attendait. Magique: l’Espagne à mes pieds.

La réalité était moindre. On me logeait dans un chantier très froid. A l’aube je suis parti par la départementale, de peur que dans le brouillard j’allais glisser dans le Cirque de Gavarnie. Pas de pain dans la besace, car à Gavarnie il n’y avait point de magasins. En route je voyais des panneaux indiquant des restaurants, des cafés... ouverts en saison d’hiver seulement. Je rencontrais des chevaux, partant "au boulot", et faisais trop de lacets et détours inutiles. A midi, sur le Col du Boucharo, une montagnarde venue en voiture m’a donné du pain, fort heureusement. Je mendiais presque, j’avais faim. En descendant le col, je suivais le sentier difficile en vitesse, pour arriver à un restaurant. On y servait encore le dîner - à 15 heures. L’heure espagnole, quel soulagement ! 
 
Le plus frappant fut Jaca, le dimanche suivant. La ferveur espagnole dans les églises contrastait fort avec ce que j’avais vécu en France. Quelle masse, quelle jeunesse ! J’entrais effectivement dans un autre monde. Et cela durait : Aragon, Castille, León... même dévotion. Le pèlerin n’y était pas une curiosité mais un symbole. Tout le monde connaissait "el camino" et pouvait guider le pèlerin que j’étais. 

Les curés et religieux me traitaient comme un des leurs à cause de mes études de théologie. Certains me demandaient avec sérieux pourquoi les Pays Bas avaient quitté le giron de la Sainte Eglise pour créer la zizanie parmi les chrétiens. On était si bien, ensemble sous Charles Quint ! Difficile d’outrepasser des siècles de dé- ou réformation... Ces bons catholiques s’inquiétaient des touristes "tous seins dehors" sur les plages. Du temps de Franco c’était sous contrôle, l’église avait sa place. Et elle y tenait.
En Espagne la foi était en ordre. 
 

1978 – c’est loin 
Entretemps Gavarnie et Notre Dame du Bon Port sont devenus héritage UNESCO. Des panneaux indiquent clairement le Chemin de Saint Jacques et l’église en est devenue un jalon. Absurde ! Aucun voyageur ne choisirait le tracé difficile du Boucharo, puisqu’il y a les cols (plus bas) du Pourtalet, du Somport et de Roncevaux dans les parages. On espérait un Bon Port pour les bergers et marchands locaux. Les pèlerins sont venus plus tard, comme supplément.
 

 
L'église de Gavarnie

Cela se voit d’ailleurs dans l’art : la madone de Gavarnie est gothique du 14e siècle (on la compare à celle de Louvain, d’ailleurs), mais les statues de pèlerin qui l’honorent sont baroques du 17e. C’est Jean-Baptiste, dont la statue trône dans le maître-autel, qui est le saint patron de cette église. Les moines-chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem y avaient un hospice. Les ignares d’Internet par contre dédient cette église à Notre Dame du Bon Port... parce que ce nom est sur toutes les flèches. Même l’Office de Tourisme s’est laissé induire en erreur. Le chantier où jadis je logeais, est devenu l’hôtel Compostelle. Eh oui ! Désormais mon passage secret est dans le domaine public.
Tant pis ! Jacquets, priez à Lourdes, passez par Gavarnie ! 

Mon Chemin reconsidéré - Rabanal del Camino vers Compostelle

Après les Pyrénées il reste encore des " ports " à passer. Le Col Irago (1.515m) et la Alto do Poyo (1.335m). Entre les deux on trouve O Cebreiro et le Alto San Roque. Les Montes de León sont un avant-goût du passage vers la Galice. A l’Est sont les collines jaunes et sèches sous un ciel bleu, à l’Ouest les côtes sont vertes sous un ciel nuageux. J’allais un peu retrouver la France. La fraîcheur du vent, l’ombre des forêts, la pluie, la mousse, la garrigue, le bocage, les murs en pierre sèche, les calvaires. Mais aussi des campagnards courbés et des curés de campagne crasseux.
 
Priez pour nous à Compostelle”, paru en cette année 1978 et acheté encore en France, était ma Bible. Son approche exaltante (et parfois idéalisée) avait donné du sens à mon voyage. Je me sentais un pèlerin, porté par l’Histoire et par la foi des Espagnols. Les couvents m’accueillaient volontiers, car j’étais séminariste, une espèce en voie de disparition. Le carnet de route des deux journalistes s’avérait véridique, car à Rabanal del Camino je vivais exactement ce que Barret et Gurgand avaient vécu l’année précédente: le curé m’envoyait chez le maire et le maire me remballait chez le curé. Aucun logement pour la nuit, les locaux me regardaient d’un oeil suspect et ne bougeaient pas. Finalement un estivant de Madrid m’a accueilli. En terre ingrate les gens deviennent plus rustres. Ils ne veulent pas des inconnus, des citadins, des touristes. Mais à Rabanal c’était extrême. Une indifférence (hostilité ?) envers le pèlerin se faisait sentir. Comment était-ce possible ? J’étais en Castille & León pourtant... Etait-ce une histoire locale qui avait mal tourné ? Non, toute l’atmosphère était en train de changer

Après cela, le Bierzo faisait l’effet d’un paradis de vergers. Un Bon Port tout à fait inattendu était la Puerta del Perdón à Villafranca. C’est une sorte de sortie d’élégance pour les pèlerins incapables de compléter le voyage. Après avoir vaincu les Montes de León on peut penser : cela ne réussira jamais une deuxième fois. Le Valcarel ne se présente vraiment pas très accueillant quand on n’a que des sentiers caillouteux et boueux devant soi. Je ne suis pas passé par la porte du pardon, car l’église de Saint-Jacques était et restait fermée. Pas de lieu où prier pour un Bon Passage. Je pensais: si j’ai réussi jusqu’ici, je réussirai bien le reste. Sans dévotion.
 
Après O Cebreiro mes contacts avec les ecclésiastiques changeaient. Certains d’entre eux étaient enthousiastes, d’autres froids. Peu d’ouverture(s) en tout cas. Par la lecture romantisée de Barret & Gurgand je m’attendais à de plus en plus d’infrastructure pour pèlerins parce que toutes les routes se rejoignaient en direction de Compostelle. Il n’en était rien. La Voie Royale devint un sentier mal entretenu, le tracé ne se montrait plus dans le paysage. La largeur faisait défaut. Mes interlocuteurs doutaient.

Le pèlerinage avait été oublié longtemps, d’accord, mais il devrait y avoir plein de restes grandioses, comme c’était le cas de Puente la Reina à Astorga, quand-même !
Où étaient ces hôpitaux pour voyageurs, que l’on pouvait voir – en ruines – partout en Navarre, Castille et León ? Ces énormes églises? Où trouve-t-on trace de ces milliers de pèlerins par jour dont parlaient les livres ?
 

El Acebo, Galice, 1978
Sur des centaines de kilomètres en Galice il n’y avait que de tout petits édifices. Des villes et villages sans histoire. Visiblement, le passage et le commerce médiévaux n’étaient pas ici. L’argent donné à Santiago en honneur de l’Apôtre et l’enthousiasme qui l’entourait depuis la Reconquista n’avaient pas marqué la Galice.
 
La Galice elle-même semblait être au bout du monde, aux confins de la civilisation espagnole. Agriculture primitive sur terrains minuscules, villages pauvres, maisons dépourvues de sanitaire... ce que la France profonde offrait de temps en temps était chose courante ici. Il me semblait tout à coup que le Camino Francés était une voie commerciale qui bifurquait depuis longtemps vers d’autres régions que la Galice. Qu’en savais-je, au fond ? Je croyais les prêcheurs de Campus Stellae, qui racontaient ce que le Codex Calixtinus avait inventé. 

Char galicien 1978
Beaucoup a changé entretemps: Rabanal, Foncebadón, El Acebo et Molinaseca ressemblent aux " Plus Beaux Villages de France ". L’infrastructure s’est améliorée grâce aux subsides et grâce à l’engouement mondial qui a suivi la publicité et le bouche-à-oreille. L’Itinéraire Culturel Européen a attiré le voyageur alternatif qui fait revivre toute une région. Les pouvoirs publics érigent volontiers des monuments pour celui/celle qui protège le chemin en le faisant. Le mythe d’une nouvelle Europe se créant en toute liberté, égalité et fraternité prend forme sur le Chemin de Compostelle. Je suis fier d’avoir participé, mais en relisant mon journal je vois que j’étais aussi narcissique que les pèlerins-bloggeurs d’aujourd’hui.
 

Retour de Compostelle

El Acebo, Galice en 2017
L’Espagne digérait difficilement la mort de Franco. Avec discipline et autocensure les confrontations restaient encore sous contrôle en 1978. Un couvercle lourd était maintenu sur la marmite bouillonnante, mais les attentats politiques étaient à l’ordre du jour. Un parlement démocratiquement élu n’était en place que depuis juin 1977. La Constitution devait encore être votée. Tout pouvait capoter ! Quand le 29 août un journal rapportait la mort de quatre membres de la police, dont un Guardia Civil à Compostelle, les commentaires dans la cantina de Burgo Ranero oscillaient entre " bon débarras "et " sales terroristes ", ce qui engendrait des disputes violentes.
Santiago Matamoros, célébré longtemps avec faste comme défenseur de l’Espagne franquiste*, devenait un embarras pour l’Eglise des années 70. Qu’en savais-je ? Moi, je ne voyais que saint Jacques Pèlerin, une église pèlerine avec un nouveau pape et moi-même comme prêtre-pèlerin faisant du porte-à-porte. Je voyais ce que je voulais voir : mon selfie.

Je suis arrivé à Compostelle le 14 septembre 1978… suivi d’un marcheur français ultra-rapide et de deux Flamands, étudiants en histoire de l’art. Huit jours après mon retour de pèlerinage Jean-Paul Ier mourait et Jean-Paul II ne tardait pas à rappeler les évêques hollandais à l’ordre romain. Je persévérais à ma façon, mais une " certaine arrogance ", renforcée par mes exploits sur le Chemin, me rendait inapte au rôle de curé bienveillant au service de ses ouailles. Ma famille n’en revenait pas.



*Beaucoup de bonnes recherches historiques sont publiées de nos jours. Quelques références : 
· Denis Rodrigues, L’Espagne sous le régime de Franco, 644 pages, Rennes 2016.
· Paul Preston, Une guerre d’extermination, Espagne 1936-1945, 848 pages, Paris 2016
· Julián Casanova, La Iglesia de Franco, 384 pages, Barcelona 2005

2024. Comme la famille, nous avons posé des questions

Vous vous demandez comment mon chemin de Compostelle, évoqué dans ces articles, a pu rendre inapte au sacerdoce le séminariste enthousiaste que j'étais. 

J'avais cru au pèlerinage idéalisé, tel que Barret et Gurgand l'ont décrit. En rentrant, je croyais avoir vu " la lumière "’, je voulais être prêtre-pèlerin, un prophète, quelqu’un qui invite à prendre le chemin et créer une communauté d’aventuriers de la foi. Une sorte de prêtre-ouvrier donc qui a la parole libre. Drôle d’illusion dans une Eglise qui serrait les rangs sous Jean-Paul II et qui espérait former des séminaristes dociles. Ce que l’on me reprochait un peu partout pendant les stages et formations était cette assurance de " savoir " et d’agir en conséquence. Je crois que le Chemin m’a renforcé en cela. J’ai vécu à fond, j’ai survécu, il fallait tout jouer pour pouvoir tout gagner, aller de l’avant, chaque jour un morceau. Je crois avoir été assez arrogant devant ceux que je considérais comme des peureux, des esclaves, des hypocrites même. C'était Dieu qui m'appelait, pas eux. Je jouais "à la va-banque " (tout miser). Les psys me trouvaient « intéressant » mais l’évêque et ses confidents me trouvaient peu apte au service de l’Eglise.
En avril 1980 je devenais guide à Lourdes tandis que deux sollicitations pour une fonction pastorale étaient en route. Je retrouvais une fille que j’y avais vue en 1978 en tant que collègue touristique et nous devenions amis. En juillet les sollicitations n’ayant rien donné en Hollande je retournais en France et cédais à mes vraies envies de cœur. En rentrant en octobre j’annonçais avoir une amie et ma famille qui avait finalement accepté que je serais prêtre devait accepter cette volte-face et ensuite à Noël nous annoncions notre mariage hors église. Cela créait beaucoup de remous, tout comme mes projets de prêtrise plus tôt.
Pour le calcul : entre début octobre 1980 et fin février 1981,  cela fait 5 mois pour la famille, c’étaient 8 mois pour moi.  
Le théologien devenu pèlerin de Saint-Jacques, en route pour l’ordination, se mariait en six mois avec une femme agnostique.
Mais ce lien tient toujours. J’en conclus que je suis arrivé à Bon Port. 
 
Albrecht Paul SANDERS
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