Institut recherche jacquaire (IRJ)

Lettre 176, Rencontre nocturne devant saint Jacques


Rédigé par IRJ (auteur anonyme R.P) le 11 Mars 2024 modifié le 31 Mai 2024
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Comme tous les pèlerins, dans une sorte d’état second, une fois arrivé à Compostelle, il erre dans la ville, ne pouvant se détacher vraiment de la cathédrale, mais il en dit à peine trois mots.
Au matin du 3e jour, il vit un épisode réellement extraordinaire qu’il accepte de sortir, brut, de son carnet de notes. Il écrit :

Pour parodier Churchill, je dirais que j'étais, avant mon départ, comme Christophe Colomb : " quand il est parti il ne savait pas où il allait, quand il est arrivé, il ne savait pas où il était, quand il est revenu il ne savait pas d'où il revenait "





Dernier jour à Santiago.

Ce jour-là je suis réveillé très tôt le matin. Dans le grand dortoir du Seminario minor tout le monde dort profondément comme en témoignent les ronflements épars ! Bien éveillé, des tas d’idées me trottent dans la tête. Je n’ai plus rien à faire au lit et j’ai une envie forte de me lever. Sans bruit, je quitte ce dortoir, sort de cet immense bâtiment, il fait encore bien nuit. Il doit être 4 ou 5 heures du matin. Mes pas me guident encore une fois vers la cathédrale. C’est le troisième jour que je suis à Santiago.

Le seminario minor
Le seminario minor
Arrivé sur la grande place je monte les marches vers le parvis où dorment quelques pèlerins, sans doute arrivés trop tard pour trouver un lit en ville. Je les contourne doucement et constate qu’une des portes de la cathédrale est ouverte. Je pénètre dans la grande nef latérale. Un calme extraordinaire y règne. Quel contraste avec le brouhaha ambiant lors de l’office du jour précédent ! 
Sans savoir pourquoi mes pas me guident vers la crypte. Après tout ne suis-je pas venu jusqu’ici pour essayer de comprendre ? Plus de cinquante jours de marche et de diverses péripéties sans avoir de réponse suffisante à mes questionnements. Que fait-on ici ? … Il fallait comprendre. Mais comprendre quoi ? Voilà une autre grande question. 
Je descends dans la crypte qui est un corridor très sombre. En m’aidant des murailles pour me guider vers la faible lueur d’une loupiotte qui m’indique le tombeau de l’Apôtre. Comme on le sait, celui-ci est protégé par une grille cadenassée qui empêche les visiteurs de trop s’approcher. Ce cercueil est recouvert de feuillure d’or qui resplendit sous ce faible éclairage. Les reflets dorés se prolongent sur la voûte et les parois de la grotte donnent un éclairage diaphane. Je suis absolument seul baignant dans un silence « sépulcral » ! Arrivé à quelque distance des grilles, je m’assieds à terre devant un pilier et pose ma tête sur les genoux. J’essaie de me concentrer, de réfléchir sur le sens à donner à tout ce que j’ai vécu sur le camino durant les semaines précédentes. Mon faible entendement me permet de ressentir seulement du vide ! Seul le silence et le vide m’entourent. Pourtant j’éprouve une sensation particulière. Je me sens bien, presque heureux sans raison objective. J’ai l’impression délicieuse d’être là où il faut au bon moment. Allez savoir pourquoi !

Je suis resté ainsi peu de temps, dix à quinze minutes tout au plus. Soudain au bout du couloir, sur ma gauche, je vois apparaître une petite lumière oscillante ! Cette lueur se rapproche doucement et je peux distinguer qu’il s’agit de la lueur d’un gros cierge porté par une personne que je distingue mal. Puis je vois qu’il y a en réalité deux personnes qui se rapprochent du tombeau de l’apôtre. Le couloir est étroit, en passant elles me frôlent et je sens le déplacement d’air et respire leur odeur… Étrange impression, je me sens perturbé par cette irruption qui risque d’interrompre ma réflexion. Je reste sans bouger et observe. Une des personnes, celle qui porte le cierge, a un léger mouvement de recul en m’apercevant à terre. Bientôt mes yeux déjà accommodés à l’obscurité, me font découvrir les deux personnages que je peux facilement décrire. Celui qui porte le cierge est probablement un riche espagnol. Pas très grand, une fine moustache orne la lèvre supérieure.

L'urne contenant les ossements découverts en 1879
L'urne contenant les ossements découverts en 1879
Je me protège les yeux car je suis ébloui par autant de clarté. Surtout le cercueil va renvoyer des reflets qui m’aveuglent comme des flashs de caméra... L’obscurité est maintenant déchirée par toute cette lumière qui inonde ce coin de la grotte. Je n’ai pas bougé de mon coin. Le prêtre m’aperçoit, viens vers moi et m’invite par un geste à venir les rejoindre. Pour cela il dispose un deuxième prie-Dieu à côté de celui occupé par notre généreux espagnol. C’est à ce moment je comprends que le prêtre est venu dire une messe pour cette personne que j’imagine un haut personnage. En effet celui-ci porte dans l’autre main un superbe attaché-case en cuir d’aspect et de qualité supérieure ! J’imagine qu’il doit contenir des documents très précieux pour un homme qui doit occuper de hautes fonctions ! Je m’exécute, moi le pouilleux, mal vêtu comme peut l’être un pèlerin qui a trimé pendant des jours et des jours à travers toutes les intempéries… je fais semblant de ne pas remarquer le regard condescendant que me jette notre hidalgo quand je m’installe à ses côtés ! Le prêtre a fini ses préparatifs et commence la messe en latin. Nous répondons ensemble aussi bien que possible à toutes les prières. « In nomine Patris… Et cum spiritu tuo… confiteor Deo omnipoténti… kyrié eléison…amen ». Quel tableau extraordinaire nous faisons dans cette crypte ! Crypte vénérée par tant de monde depuis le moyen âge. Au contact direct d’un tombeau éclatant supposé contenir les restes du corps de saint Jacques Le Majeur …

Il y a là un officiant germanique, Teuton, venant de ces pays de barbares qui nous ont donné Wisigoths et Ostrogoths … Associé à un hidalgo qui s’est offert une messe pour lui tout seul. J’imagine qu’il a peut-être besoin de faire repentance ou d’essayer d’expier des fautes ou bien de recevoir assistance avant de prendre des décisions très importantes…
Puis il y a moi, le petit pèlerin, mal fagoté dans des habits usés, ayant appris à rester modeste en toutes occasions pour pouvoir être d’avantage au service des autres … Je suis surpris d’être aussi tranquille et rassuré. Peut-être parce que je suis, à ce moment-là, conscient d’être, de façon symbolique, le représentant de TOUS les pèlerins de Saint Jacques…
Je me souviens très bien que nous avons, tous les trois, vécu intensément ce moment unique. De mon côté va se produire comme un déclic. Je sais que quelque chose à ce moment a brusquement changé. Je ne sais pas encore quoi mais j’ai la conviction que quelque chose est arrivé. Je ne le découvrirai que plus tard ! Toujours est-il que, la messe terminée nous étions trois personnes très proches. Avions-nous partagé une même préoccupation ? En nous quittant nous nous sommes tous trois chaleureusement donnés l'accolade. Puis chacun est reparti de son côté…

Je me souviens m’être retrouvé dehors sur le parvis de la cathédrale. Le jour pointait, j’ai respiré une grande bouffée d’air frais avant de décider immédiatement de quitter Santiago.
Fin du récit de R.P.

Réminiscence

Cette équipée nocturne a évoqué pour l'historienne le récit d’Antoine de Lalaing.
En novembre 1501, alors qu'il est membre de la suite du roi Philippe le Beau, il profite de son séjour à Madrid pour aller à Compostelle. Il a tout juste vingt ans. 
Le 6 mars 1502, il est à Compostelle où il assiste à la grand-messe à la cathédrale. Le soir, il visite le clocher, les toits de la cathédrale, le Trésor mais, bien sûr, il ne voit pas le tombeau de saint Jacques. On lui explique pourquoi, ce qu’il transmet sans sourciller, mais sans marquer d’étonnement ni avoir posé de questions. A cette époque, plusieurs pèlerins ont demandé à visiter la crypte, tous ont été vertement réprimandés par les chanoines mais aucun n’a rapporté cette histoire :

Au creux de la cathédrale, sous le grand autel, gît le corps de saint Jacques le Grand, avec deux de ses disciples, martyrs. Aucun homme n’y entra depuis qu’un saint évêque, qui y célébrait la messe chaque jour, seul, dans la crypte, seulement servi par des anges, suscita des doutes. Certains jaloux envoyèrent son neveu pour savoir qui servait la messe à son oncle. Celui-ci, descendu, perdit subitement la vue, qu’il recouvra par les mérites et les prières de son oncle. Après la mort de ce dernier, son successeur, voulant faire pareil, un jour descendit dans la crypte pour dire la messe. Il trouva sur l’autel six cierges qui brûlaient sans diminuer de hauteur (c’est en mémoire de ces cierges que six cierges brûlent continuellement sur le grand autel de saint Jacques). Cet évêque, se préparant à la messe et ceinturant son aube, coupa son corps en deux, et mourut misérablement. C’est pourquoi, à cause de ce miracle et de cette vengeance divine à l’encontre de celui qui voulait faire comme que le saint évêque, nul ne fut assez hardi pour oser y entrer.

Un peu plus tard, lorsqu’il visite le Trésor, il entend ce qu’entendent les pèlerins curieux, peut-être en réponse à une de ses questions.
Celui qui montre les reliques dit :

« Il faut croire que le corps de saint Jacques le Grand est sous le grand autel, sinon il encourra l’excommunication papale ».

 Le récit d'Antoine de Lalaing a été édité sous le titre Le premier voyage d’Espaigne, Voyages des souverains des Pays-Bas, éd. M. Gachard, t. I, Bruxelles, 1876, p. 155-158.
 


Pour en revenir à R.P.

 
Il a un peu arrangé à la mode pèlerin la citation de Churchill, mais il n’a pas tort…
C’est un peu ça Compostelle, un plongeon dans l’inconnu qui marque plus ou moins selon les personnes.
 
Il n’emploie pas le mot « miracle », mais il s’agit bien de l’un des « miracles du chemin » qui touchent souvent les pèlerins. Le sien n’est pas banal, il est fait d’un premier miracle, qu’une porte de la cathédrale soit ouverte. Mais n’est-ce pas le prêtre qui venait d’entrer avec son acolyte ? RP aurait-il essayé toutes les portes si celle-ci avait été fermée ? Le second miracle est bien sûr que le prêtre ne l’ait pas jeté dehors et, de plus, l’ait convié à la messe. Le troisième miracle l’embrassade finale des trois personnes.
Récit de R.P. présenté par Denise Péricard-Méa