Le mystère d’une voûte de Saint-Symphorien à Tours, lettre 140


Rédigé par le 21 Juillet 2022 modifié le 26 Juillet 2022
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Cette lettre nous fait visiter un élément du patrimoine jacquaire de Tours assez mystérieux. Nous l'avons choisi en ce 25 jullet car il rappelle une dévotion majeure à saint Jacques, son invocation au moment de la mort.
Par cet aspect; il introduit dans la légende de Charlemagne selon laquelle l'âme fut sauvée par l'intervention de l'apôtre.
Proche de certaines représentations de la Jérusalem céleste, il évoque l'histoire de Compostelle, figurée au Moyen Age en Cité de Dieu.
Enfin Tours est une ville " oubliée " de l'inscription au Patrimoine mondial et son patrimoine jacquaire mérite d'être connu.
Dernier clin d'oeil, Tours abrite le siège de l'Institut de Recherche Jacquaire-IRJ.

L'Église de Saint-Symphorien est située dans un faubourg de Tours, à la tête du pont qui franchit la Loire pour entrer dans la ville située au sud. Elle aurait été fondée par l'évêque de Tours saint Perpet au Ve siècle ; au IXe siècle elle fut rattachée à l'abbaye de Marmoutier ; elle fut pratiquement reconstruite au XIIe siècle et dotée d’un clocher. Au XVe siècle, elle fut dotée d’une nef et de deux bas-côtés ; au sud, des contreforts délimitent plusieurs chapelles. L’une d’entre elles est sujet de cette étude.



Bourdons, besaces et coquilles sur la voûte d’une chapelle du XVe siècle


La voûte de la deuxième chapelle en entrant, à droite, est décorée de symboles pèlerins qui semblent signer une chapelle Saint-Jacques. L’ensemble, presque invisible pour le visiteur non prévenu, ne devient lisible que grâce aux grossissements de très bonnes photos.
Les photos de cet article  sont dues à Guy Lalande qui les a prises spécialement pour son ’illustration.

La disposition des symboles est particulièrement intrigante : sur chacun des quatre caissons de la voûte est sculpté un bourdon portant une besace, les rabats des besaces sont tournés alternativement vers le haut ou le bas du bourdon. Les bourdons semblent disposés sur les diagonales d’un carré dont les quatre sommets sont marqués d’une coquille.

La clef de voûte est une simple rose des vents. Tout près d’elle, le minuscule point, dans l’angle de la voûte du bas de la photo, est un blason ; un fort grossissement révèle qu’il est sculpté de deux bâtons de pèlerin en sautoir avec, au croisement, une coquille Saint-Jacques.

Il est en fait couché sur la droite, difficilement déchiffrable à l’œil nu ce qui rend sa lecture impossible depuis le sol.


Sur cette image, le blason a été redressé afin d’être lisible, 

Entre les bourdons des lettres, en haut DAR, en bas RAS, à gauche l’initiale I., à droite D. (peut-être un 
Jacques Darras*, dont la famille habitait la paroisse ?)
* Darras ou Darraz


Cette disposition bizarre pose de nombreuses questions.
Pourquoi le blason n’orne-t-il pas la clef de voûte comme il est souvent d’usage ?

Pourquoi ces coquilles éparpillées sur la voûte ?

Pourquoi les rabats des quatre besaces ne sont-ils pas tournés tous de la même manière vers le bas du bourdon ?

Quelle est la relation entre le blason et ces coquilles et bourdons ?

Quel sens donner à cette disposition ?

Schéma de la voûte montrant la place du blason. Dessin Pierre-Marc Allart (Institut de Recherche Jacquaire).
 
Intriguée, j’ai joué à relier tous ces points par des lignes. Des figures géométriques se sont dessinées dans lesquelles le blason ne prend pas place. Quelle lecture en faire ? C’est ainsi que j’ai présenté cette énigme aux Amis de l’Académie de Touraine en mars dernier. Le très érudit Daniel Schweitz a alors émis une hypothèse intéressante ; il a vu dans ce dessin une analogie avec un sujet qu’il étudie depuis longtemps, « l'épineuse..., mais passionnante question de la ’triple enceinte’ ». Il fait un rapprochement avec des grafitis médiévaux que l’on trouve dans la région qui, pense-t-il, renvoient à des croyances mal définies, pour partie chrétiennes, liées notamment à l'espoir de rejoindre une « Jérusalem céleste » à la « fin des temps ».  

La « triple enceinte », représentation de la Jérusalem Céleste ou du monde ?

Images extraites de l'ouvrage de Daniel Schweitz
Daniel Schweitz a publié ses travaux en 20141 en faisant le point sur toutes les hypothèses de ses prédécesseurs sur les énigmes que posent la signification de ces graffitis. J’ai retenu particulièrement le dessin relevé sur une paroi du château de Lavardin, comme ressemblant à celui de Saint-Symphorien.
Voici quelques-unes de ses réflexions.

« Ce graffito fut découvert derrière la pierre du banc du corps de garde de Lavardin, en position verticale (cette position interdisant d’en faire un ‘jeu de marelle’). S'agit-il de la représentation de l'une de ces mystérieuses ‘triple enceinte’ que l'on retrouve gravée plus ou moins soigneusement sur nombre d'églises et châteaux du Moyen Âge ? »

Il évoque la possibilité qu’elle soit un symbole d’ordre religieux, renvoyant très vraisemblablement à la Jérusalem Céleste annoncée dans l’Apocalypse de Jean (chap. XXI), le lieu où les enfants de Dieu vivront leur éternité. De fait, ce thème a été omniprésent dans les textes des XVe et XVIe siècles.

« Et l’ange me montra la ville sainte, Jérusalem, qui descendait du ciel d'auprès de Dieu, ayant la gloire de Dieu […] Elle avait une grande et haute muraille […] La ville avait la forme d'un carré, et sa longueur était égale à sa largeur ». 

Il cite également un érudit qui, en 1929, faisait de ce symbole l’image du monde, « l'idéogramme de la portée de la Rédemption sur le monde », ce monde étant représenté sous trois formes carrées, monde terrestre, monde cosmique et monde divin, tous placés sous la croix du Christ. 

Encore plus intéressant, Daniel Schweitz ajoute :

« Ces pratiques pourraient exprimer un espoir, celui de la Résurrection et de la Vie éternelle souhaitée au défunt par ses proches. On a retrouvé ce symbole sur l'une des pierres entourant le squelette d'un moine placé sous le seuil du réfectoire du Prieuré Saint-Côme à Tours. Et cette découverte n'est pas isolée… »

Il commente par exemple cette triple enceinte provenant de l’enfeu d’une sépulture à Saint-Hilaire Poitiers (XIe ou XIIe siècle).

On ne peut guère penser à autre chose que l'expression d'une espérance la plus importante pour un chrétien, celle liée à la nouvelle venue de la nouvelle Jérusalem censée accueillir les justes à la fin des temps ».
 


Après avoir orienté les dessins pour les mettre en conformité avec les différents relevés, on ne peut manquer de constater des similitudes.
Schéma Pierre-Marc Allart. Photo Guy Lalande

« Ces pratiques pourraient exprimer un espoir, celui de la Résurrection et de la Vie éternelle souhaitée au défunt par ses proches. On a retrouvé ce symbole sur l'une des pierres entourant le squelette d'un moine placé sous le seuil du réfectoire du Prieuré Saint-Côme à Tours. Et cette découverte n'est pas isolée… »

Il commente par exemple cette triple enceinte provenant de Saint-Hilaire Poitiers (XIe ou XIIe siècle)  :

« Un enfeu et sa sépulture. On ne peut guère penser à autre chose que l'expression d'une espérance la plus importante pour un chrétien, celle liée à la nouvelle venue de la nouvelle Jérusalem censée accueillir les justes à la fin des temps ».


Compostelle nouvelle Jérusalem ?

Musée de Compostelle Cité de Dieu

Le musée de la cathédrale de Compostelle conserve des éléments du fameux chœur de Maître Mateo démoli au XVIIe siècle. Ils ont permis de reconstituer la face intérieure de ce chœur. Entouré d’un déambulatoire, sa face extérieure comportait une représentation parfaite de la Jérusalem Céleste proposée à la vue des fidèles. 
 
La Cité de Dieu était symbolisée par des figures assises de personnages bibliques séparés par des tourelles, les opposant aux séductions du monde terrestre représentées par des animaux du bestiaire médiéval. N'était-elle pas la Jérusalem céleste à laquelle aspirent les pèlerins ?
 
Il ne reste malheureusement qu’une description documentaire des personnages principaux.
 
Ci-contre photographie d’une des tours conservée au musée. 

La chapelle Saint-Jacques serait-elle une chapelle funéraire ?


Cette question posée d’une chapelle funéraire s’impose car saint Jacques passe souvent pour être l’un des passeurs pour le Paradis. Pour les fidèles du Moyen Age et aussi pour certains théologiens, il est l’auteur de l’Epître, laquelle fut souvent considérée comme la source du sacrement de l’Extrême-Onction ; le texte dit : 

« L'un de vous est-il malade ? Qu'il fasse appeler les anciens de l'église et qu'ils prient après avoir fait sur lui une onction d'huile au nom du seigneur. La prière de la Foi sauvera le patient : le Seigneur le relèvera et, s'il a des péchés à son actif, il sera pardonné »2
En 813, le canon 51 du concile impérial de Chalon fut abondamment transcrit dans des manuscrits canoniques et liturgiques. La réforme grégorienne se l’appropria et il fut encore repris dans le Pontifical Romain de 1596 :

« …Visitez les malades et donnez-leur l’absolution, imposez-leur le saint chrême comme l’a prescrit l’apôtre et faites-les communier de votre main… »3
Au XIIe siècle, personne n’est surpris de voir, dans le Pseudo-Turpin, saint Jacques sauver l’âme de Charlemagne lors du Jugement dernier.
En 1396, l’article CVI des statuts synodaux du diocèse de Tours dit encore la même chose :

« De dernière onction est à dire, si ‘comme saint Jacques dit’, que par elle sont allégés et pardonnés les péchés véniels, et quelques fois [le malade] est incité à vraie contrition et sentiment de perdurable joie »4
Et en 1422, le sacrement de l’Extrême Onction est devenu, dans le langage courant, le « sacrement de Monsieur saint Jacques » demandé en ces termes par le seigneur Guy de Chauvigny, très malade depuis quinze jours, au moment de mourir, 

« à la parfin, quand il vist qu’il fust temps, il demanda le sacrement de Monsieur saint Jacques […] puis il rendist son esprit à Dieu […] »4


Jacques Darras est-il au Paradis ?

A Saint-Symphorien, il devient ainsi possible d’imaginer que J. DARRAS a voulu être inhumé dans la chapelle Saint-Jacques, son tombeau regardant le ciel auquel il aspirait. Qu’il ait été (ou non) pèlerin de Compostelle, c’est en costume de pèlerin, muni de tous ses attributs qu’il s’imagine entrer au Paradis. Car c’est bien lui, symbolisé par son blason, qui semble flotter dans ce monde de béatitudes. Pèlerin parfait, il a franchi les trois enceintes et, guidé par les bourdons, comment ne pas espérer avec lui qu’à la Fin des temps, il pourra s’amarrer à la clé de voûte, le Paradis ? Au lieu de voir son âme comme l’une des étoiles de la Voie Lactée, il l’aurait ainsi personnifiée. Péché d’Orgueil ou grand confiance en saint Jacques qu’il a choisi comme guide ?

Notes

1 -  Schweitz, Daniel, « La triple enceinte en Loir-et-Cher : son historiographie, du pétroglyphe druidique au symbole chrétien », Mémoires de la Société des sciences et lettres de Loir-et-cher, 1e partie, 69, 2014, p. 19-32 ; idem, 2e partie, 70, 2015, p. 145-157. ; et Schweitz, Daniel, « Des tables de jeu au symbole chrétien : marelles et « triple enceinte » du XVe siècle au château de Lavardin », Bulletin de la Société archéologique du Vendômois, 2014, p. 87-111.
2 - Jc. V. 14.
3 - Amiet, R., « Une admonitio synodalis de l’époque carolingienne : étude critique et édition », Mediaeval Studies, t. 26, 1964, p. 12-82.
4 - (Statuts synodaux du diocèse de Tours (1396), J. Fougeron éd., Mémoires de la Société archéologique de Touraine, t.XXIII, Tours, 1873, p.113)
5 - Jehan de La Gougue, « Histoire des princes de Déols et seigneurs de Chasteauroux », Grillon des Chapelles éd., Esquisses biographiques du département de l’Indre, t.III, p.269-383, p. 382.