Que tu es simple, Sancho ! répondit don Quichotte ; fais donc attention que ce grand chevalier de la Croix-Vermeille, Dieu l’a donné pour patron à l’Espagne, principalement dans les sanglantes rencontres qu’ont eues les Espagnols avec les Mores. Aussi l’invoquent-ils comme leur défenseur dans toutes les batailles qu’ils livrent, et bien des fois on l’a vu visiblement attaquer, enfoncer et détruire des escadrons sarrasins. C’est une vérité que je pourrais justifier par une foule d’exemples tirés des histoires espagnoles les plus véridiques1.
« Dans les premières années du XIIIe siècle le fameux Poema del Cid, le héros explique que « Les Mores crient Mahomet ! Les Chrétiens saint Jacques ». «
Au XVIIe siècle, les comédies espagnoles et françaises s’emparent du personnage pour en faire « un faux brave qui ne cesse de vanter ses prétendus exploits contre les Maures2 ».
Corneille en fait un héros dans l’Illusion comique (1636) et, avant celui-ci, Shakespeare (1544-1616) véhicule et transforme ce mythe jacquaire All’s Well that Ends Well, ainsi que dans le personnage de Iago, dont le nom trahit déjà son origine galicienne et que nous retrouvons dans Othello.
Comme l’écrit Grace Tiffany
« Il est notable que dans Othello, Shakespeare a transformé l’image iconique de Santiago à sa charge, combattant les Maures, en une autre saisissante métaphore érotique, dans laquelle un Maure est littéralement (ou littérairement) transposé en un cheval puissant3 ».
Iago est également un nom employé par Marie Mauron dans Cette route étoilée, où celui-ci joue aussi un rôle dans un drame d’amour et de jalousie. C’est Tirso de Molina dans La romera de Santiago et Shakespeare dans All’s Well that Ends Well qui ont transposé un saint belliqueux en un patron d’un pèlerinage d’amour, comme on le voit à travers le personnage d’Hélène qui part vers Saint-Jacques non par un vœu de piété, mais pour regagner l’homme qu’elle aime :
Je vais en pèlerinage à Saint-Jacques
un ambitieux amour m’a rendue à ce point pécheresse
que je veux me traîner, pieds nus, sur la froide terre
pour expier mes fautes par un saint vœu4 ».
Le saint des temps finaux
Saint Jacques à la fin de juillet
a péri en Espagne par l’épée.
Entre deux mois ardents, il gît, la tête coupée.
Dans le Nouveau Testament le surnom « fils du tonnerre » fait référence au caractère ardent des deux frères, leur zèle qui peut être comparé à un orage9.
Dans Luc 9, 54-55 ils demandent que Jésus fasse descendre le feu du ciel sur des Samaritains. Il est possible que ce soit dans ce passage-ci, évoquant le caractère guerrier et colérique de saint Jacques, que sa représentation en tant que Matamore prenne source. Le fait est que la représentation de l’Apôtre par Claudel répond parfaitement au nom qui lui a été attribué par le Christ : le « fils du tonnerre ». Les attributs du saint, tels que « la foudre » et « l’épée », figurent en effet dans le poème, ainsi que le nom
Les temps sont accomplis. Boanergès, appelle Dieu Demande la justice. Apôtre coupé en deux !L’hymne chante la fin des temps et la colère de Dieu qui descendra sur la Terre à travers saint Jacques appelé à combattre au nom de la terrible justice divine :
Toi, prends le parti de Dieu, Apôtre caniculaire.
Dans le texte de Claudel c’est cette même colère divine qui est mise en avant et saint Jacques a pour mission de l’exercer. Dès le début il y a une forte opposition entre Dieu et l’homme ; la venue de la justice divine est annoncée par l’anaphore « assez », marquant la fin du regard doux porté sur les faiblesses de l’homme qui ne peut plus être ni défendu, ni justifié, devant recevoir un châtiment pour ses péchés. Erich Fromm appellerait cela un passage de la religion maternelle (dans laquelle Dieu est pour l’homme ce qu’est la mère pour un mauvais enfant) à la religion paternelle (dans laquelle Dieu suscite la crainte et punit)11.
Ainsi s’exclame le sujet du poème, s’adressant aux hommes quelques vers plus loin :Prière pure et simple, que Votre volonté soit faite !
Ensuite, dans une autre apostrophe, il s’adresse à Dieu Lui-même :peuple ingrat, ce que le soleil ne vous montre pas,
que la foudre l’élucide !
Vous appelez l’épée.
La voici dans la main toute-puissante.
L’évangile de l’amour est fini, voici la nouvelle du glaive !
Le saint des croyances folkloriques
Comme dans Le Soulier de Satin de Paul Claudel, saint Jacques est représenté ici sous la forme de la constellation d’Orion dans la Voie Lactée, tel qu’il apparaît dans le songe de Charlemagne16, en tant qu’une figure divine qui surplombe la scène. Il n’est pas pour autant dépourvu de son épée. De nouveau, comme dans l’hymne de Claudel d’ailleurs, il se situe « entre les deux mois ardents », ce que nous révèlent les vers suivants du poème de Lorca :Une épée de nébuleuse
s’élève au poing de saint Jacques
et des flancs du ciel cambré
ruisselle un silence grave15.
Le vingt-cinq du mois de juin
il avait les yeux ouverts
et le vingt-cinq du mois d’août
il gisait pour les fermer17
Saint Jacques a passé cette nuit
dans le ciel sur un trait de lumière19
Ô nuit claire des fins de juillet !
Saint Jacques est passé dans le ciel20 !
Le poème de García Lorca présente l’Apôtre non comme un saint terrible et effrayant, comme c’est le cas chez Claudel, mais une apparition merveilleuse propre aux contes folkloriques.
-¡Tout-petits, pensez à saint Jacques
A travers le dédale des rêves21 !
Nous retrouvons des différentes facettes de saint Jacques, y compris le Matamore, puisqu’il est accompagné par des hommes d’armes et monte un cheval blanc. Cette dernière ne met cependant pas l’accent sur son côté guerrier colérique, prêt à faire descendre le feu sur les mécréants. Entouré par les lumières qui constituent son cortège (vision qui sera présente aussi dans Le Soulier de Satin de Paul Claudel) il suscite plutôt de l’émerveillement chez les paysans. C’est un voyageur, et non un soldat.
***
Note de l'éditeur
Le texte proposé par l'auteur mentionnait les citations dans la langue des ouvrages cités. Il proposait les traductions en notes.
Pour faciliter la lecture de cet article, nous avons jugé utile d'introduire ces citations dans le texte que nous publions.
Le grand intérêt de la version originale, nous conduit à l'envoyer sous le format PDF.
Notes
1 Miguel de Cervantes Saavedra, El ingenuoso hidalgo Don Quijote de la Mancha, II, ch. 58, https://albalearning.com/audiolibros/cervantes/quijote2-58.html, dans la traduction de Louis Viardot, L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Mancha, La bibliothèque électronique du Québec, coll. « A tous les vents », p. 1017 :
2 Voir : Denise Péricard-Méa, Le Matamore. Mythe, images et réalités, op. cit., p. 38.
3 Grace Tiffany, « Shakespeare and Santiago de Compostela », Renascence 54.2 (2002): 87-107, p. 98, notre traduction : « Il est notable que dans Othello, Shakespeare a transformé l’image iconique de Santiago à sa charge, combattant les Maures, en une autre saisissante métaphore érotique, dans laquelle un Maure est littéralement (ou littérairement) transposé en un cheval puissant ».
4 William Shakespeare, All’s Well that Ends Well, London and New York, Routledge, présenté par G. K. Hunter, 1989, p. 80, dans la traduction de François Victor-Hugo Tout est bien qui finit bien, Œuvres complètes de Shakespeare, Paris, Pagnerre, 6, 1869, (p. 191-322), https://fr.wikisource.org/wiki/Tout_est_bien_qui_finit_bien/Traduction_Hugo,_1869 : « 5 http://www.paginadepoesia.com.ar/escritos_pdf/lorca_rg.pdf, p. 7, dans la traduction d’André Belamich, op. cit., p. 425 : « C’était la nuit de saint Jacques ».
6 C’est une figure à mi-chemin entre le pèlerinage et la croisade. En effet, le terme de Miles Christi, prenant ses racines dans les Épitres de Saint Paul, a été très populaire au Moyen Âge. Voir ROSZAK, Piotr, « Sw. Jakub z Composteli jako miles Christi », red. Łukasz Stefaniak, dans Rycerze i pielgrzymi w tradycji europejskiej, Warszawa, 2018, p. 29-41.
7 Yvonne Bâtard, « Claudel et l'Espagne », dans Littératures 9, 1961, p. 137-148, p. 139.
8 Bernard Gicquel, La légende de Compostelle, op. cit., p. 34.
9 https://www.lueur.org/bible/hebreu-grec/strong/g993.
10 Sainte Bible Catholique, Evangile selon saint Mathieu op. cit., p. 192-193.
11 Voir : Erich Fromm, L’Art d’aimer, Paris, Belfond, coll. « L’esprit d’ouverture », 2015. 12 Mt 13, 24-30.
13 Voir : https://www.monde-diplomatique.fr/1997/04/SANZ_DE_SOTO/4705.
14 « Romance de l’assigné » en français.
15 http://www.paginadepoesia.com.ar/escritos_pdf/lorca_rg.pdf, p. 15, dans la traduction par André Belamich dans Federico Garcia Lorca, Œuvres poétiques, t. 1, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p. 440 : « Une épée de nébuleuse/ s’élève au poing de saint Jacques/ et des flancs du ciel cambré/ ruisselle un silence grave ».
16 Voir : https://www.saint-jacques-compostelle.info/Saint-Jacques-dans-la-voie-lactee_a314.html.
17 Ibid., dans la traduction par André Belamich : « Le vingt-cinq du mois de juin/ il avait les yeux ouverts/ et le vingt-cinq du mois d’août/ il gisait pour les fermer ».
18 Voir Annexe, p. 103 : Hans Baldung Grien, Saint James, 1519, the de Young and Legion of Honor museums of San Francisco.
19 Le poème entier en espagnol : https://www.vicentellop.com/TEXTOS/lorca/libropoemas.pdf, p. 20-23, la traduction entière d’André Belamich dans Federico Garcia Lorca, Œuvres poétiques, op. cit., p. 33-36 ; voir Annexe p. 110-119 : « Saint Jacques a passé cette nuit/ Dans le ciel, sur un trait de lumière».
20 Ibid., « Ô nuit claire des fins de juillet !/ Saint Jacques est passé dans le ciel ! ».
21 https://www.vicentellop.com/TEXTOS/lorca/libropoemas.pdf, p. 20-23, la traduction entière d’André Belamich dans Federico García Lorca, Œuvres poétiques, op. cit., p. 33-36 : « Tout-petits, pensez à saint Jacques/ A travers le dédale des rêves ! ».
22 Ibid., dans l’ordre : « le pèlerin céleste » ; « pèlerin du ciel sur la terre » ; « le glorieux pèlerin » ; « l’Apôtre divin ».
23 J’y ai consacré tout un article, paru dans la revue jacquaire Ad Limina XIV, juillet 2023, sous le titre « Saint Jacques aux Amériques, ou Compostelle déterritorialisée » : https://www.caminodesantiago.gal/es/conocimiento-e-investigacion/ad-limina.