La venue de saint Jacques en Espagne, lettre 157


Rédigé par le 20 Mars 2023 modifié le 22 Mars 2023
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Cette lettre répond à une demande d’un ami pèlerin.
La voici, résumée en deux questions :
Comment et où trouver l’origine précise de la venue de saint Jacques en Espagne ?
Comment réduire la réponse à une explication simple, une note de synthèse ?

Cette idée de remonter dans le temps pour « trouver l’origine précise » et en faire une « note simple » fut une bonne motivation. Je répondrai en deux lettres, correspondant à deux temps historiques successifs de l'histoire de l'Espagne.



La demande initiale

Cette demande m’a été faite durant l’été 2022 sous la forme suivante :

« On a beaucoup glosé, depuis des siècles, sur la venue de saint Jacques en Espagne. Mais, à la fin des fins, au bout du bout, que possédons-nous comme éléments ‘certains’ d’un séjour ou d’un voyage de l’apôtre en Occident ? Vu la quantité d’avis, de livres ou de thèses existant sur saint Jacques de Compostelle, je serais tenté de répondre : ‘rien’. Et je trouve assez extraordinaire qu’autant d’experts ou de savants trouvent autant de choses à dire sur des faits qui restent, malgré tout, assez largement hypothétiques.
Cependant, je me dis qu’autant d’encre déversée doit bien reposer sur quelque chose de tangible ou d’avéré. Comment et où trouver l’origine précise ? Peut-on débrouiller toute cette littérature et la réduire à une note explicative simple, une note de synthèse, de ‘référence’ en quelque sorte ? Mon idée n’est pas de susciter de nouveaux développements mais de préciser ‘la’ source, le texte (j’allais dire ‘évangélique’), permettant d’étayer ou de conforter un tel voyage ».
 

 
J’ai reculé jusqu’à aujourd’hui pour tenter de rédiger cette « note de synthèse » demandée.
Aurais-je dû conforter notre ami dans sa déception et répondre que, en effet, il n’existe « rien » ?
Les historiens n'ont aucun élément « certain » ou « tangible » ou « avéré » de la venue de saint Jacques en Occident. Mais cette idée de remonter le temps pour « trouver l’origine précise » et en faire une « note simple » était une bonne motivation. Je savais notre ami allergique aux destructions massives des universitaires et tout particulièrement à celles de Mgr. Duchesne1.
 
1 - Duchesne, Mgr. L., « Saint Jacques en Galice », Annales du Midi, t. XII, 1900, p. 145-180.  

Première partie
Aux sources de la venue de saint Jacques en Occident
Aucune des sources historiques concernant saint Jacques ne parle de sa venue en Espagne, ni les textes du Nouveau Testament, y compris l’Epître de Jacques, ni les apocryphes chrétiens, (Actes de Jacques et Protévangile de Jacques), ni les écrits gnostiques provenant de la bibliothèque de Nag Hammadi (l’épître apocryphe de Jacques et les 1e et 2e apocalypses de Jacques).
Aucun des nombreux textes espagnols n’évoque cette éventualité avant le VIIIe siècle. Les chercheurs se sont alors tournés vers l’Irlande dont on connaissait les missions évangéliques envoyées de Rome au VIIe siècle.

Au VIIe siècle, l’Irlande avait déjà connaissance de « Bréviaires des apôtres2 » (breviarium apostolorum), recueils latins apportés par ces premiers missionnaires. Ils auraient été écrits, en grec, au début du IIe siècle d’après, disait-on, la tradition orale véhiculée depuis les temps apostoliques. Ils donnaient des indications sur les destinations dévolues aux apôtres. Mais la phrase disant qu’à Jacques échut l’Occident est une interpolation, qui n’existe pas dans le texte grec.
« Jacques, fils de Zébédée, frère de Jean, qui prêche l’Evangile ici en Hibérie et dans d’autres contrées occidentales ». En ce même VIIe siècle était également connu en Irlande un autre texte complétant le précédent, « Vies et morts des saints » (De ortu et obitu patrum 3) , faussement attribué à saint Isidore :

« Jacques, fils de Zébédée, frère de Jean, celui qui prêche l’Evangile ici en Hibérie (ou Hibernie) et dans d’autres contrées occidentales et versa la lumière de la prédication au couchant du monde ».  
Pour nous, lecteurs modernes, pas de problème, « ici » est en Espagne. Sauf qu’on est en Irlande !
 
2 - Bibliotheca hagiographica latina… Bruxelles, Bollandistes, n°652
3 - Migne, Patrologie latine, t. 83, col. 51 et 1287 (du pseudo Isidore)..

L'Irlande en 1513 (Wikipedia)
Effectivement l’Irlande, dans l’Antiquité et le haut Moyen Age se nomme Erin, en latin Hibernia, en français Hibernie, Hispérie ou Ibérie, tout comme l’Espagne avec laquelle elle partage des origines légendaires communes.
Au Ve siècle, à la suite de Tacite, Orose4 décrivait ainsi cette « île d’Hibernie (Hibernia), située entre la Bretagne (Britanniam) et l’Espagne (Hispaniam) » dont les « parties antérieures qui s’étendent dans l’océan Cantabrique - qu’il appelle ailleurs Britannique ».
Une Irlande très intellectuelle, dont la littérature est qualifiée du même mot d’« hispérique5 » et qui adopte volontiers cette idée que saint Jacques ait pu l’évangéliser.
Un peu plus tard, au tout début du VIIIe siècle, le savant Aldhelm, abbé de Malmesbury6 (v.640-v.709) dans le Sud-Est de l’Angleterre, dans un poème en l’honneur des douze apôtres, faisait naturellement de saint Jacques le « premier à avoir converti les Hispanas à la foi » (Primitus Hispanas convertit dogmate gentes). Il fut admis que l’Irlande a été évangélisée par saint Jacques, et cette tradition perdura pendant des siècles.
 
4 - Orose, Histoires (contre les païens), éd. M.C Arnaud-Lindet, Paris, Les belles lettres, 1990, t. I, p. XI-XII.
5 -Boussard Jacques. « Histoire de l'Angleterre au Moyen Âge », École pratique des hautes études. 4e section, Sciences historiques et philologiques. Annuaire 1971-1972. 1972. pp. 411-420. www.persee.fr/doc/ephe_0000-0001_1972_num_1_1_5755
6 - http://www.catholic.org/encyclopedia/view.php?id=3218

Le passage de l’Irlande à l’Espagne

Or, il se trouve que, plus avant dans le VIIIe siècle, le très savant moine Beatus de Liebana, retranché dans son petit monastère perché dans les Asturies, prit connaissance de ce poème d’où va jaillir la lumière ! Pour lui, aucun doute, saint Jacques sera le « premier à avoir converti les Hispanas », c’est-à-dire l’Espagne. Jusque-là, aucun document relatif à l’Eglise espagnole n’avait envisagé une telle éventualité et Beatus cherchait comment galvaniser les troupes pour entamer la Reconquista des terres prises par les Infidèles. Quelle idée géniale !
En effet, à ce moment de son histoire, l’Espagne chrétienne se trouvait confrontée à deux périls : l’Adoptianisme, et l’Islam, le premier étant conséquence du second. Beatus a trouvé en saint Jacques un champion de l’orthodoxie, l’un des apôtres le plus proche du Christ, un guerrier, le « fils du Tonnerre » de l'Evangile. Dans son « Commentaire de l’Apocalypse » il énumère les missions réparties entre les apôtres et cite comme une évidence « Jacques reçut l’Espagne ».

 

Beatus d'Osma fol.151 (XIe), Christ vainqueur.
Les historiens modernes admettent qu’il est également l’auteur de l’hymne O dei verbum, en 785, un long poème dont la 10e strophe affirme haut et fort que saint Jacques est le patron de l’Espagne  

« Ô Apôtre très saint, véritablement digne,

Chef éclatant de l’Espagne,

Notre protecteur et patron dans la fleur de l’âge »

La voilà, « La » source demandée par l’ami pèlerin ! 
Faut-il s’en réjouir ? Comment ne pas constater que l’Espagne avait un immense besoin de se doter d’un saint patron, suffisamment belliqueux ? Comment ne pas comprendre qu’elle a accueilli avec bonheur et sans discussion ce que lui proposait Beatus ? Et le résultat fut, lui, bien réel et historiquement vrai, nul ne peut le contester…
Maintenant que l’Espagne avait son champion, il fallait impérativement qu’il y soit enterré. D’où la découverte miraculeuse de ce tombeau, au début du IXe siècle, qu’il fallait pouvoir justifier, tout le monde sachant bien que l'apôtre avait été décapité à Jérusalem. Ce fut le récit de la Translation, lui aussi du IXe siècle.

Le devenir de ce qu’il faut bien appeler la « légende fondatrice » du pèlerinage à Compostelle

Le songe de Charlemagne. Codex calixtinus, Livre IV (restitution Janine Michel)
Après ce coup de génie, la légende a mis longtemps à s’étoffer et elle n’a pas convaincu tout le monde. Après la mort de Charlemagne, dans les années 830-840, la Cour carolingienne fit rédiger une histoire du règne de l'Empereur —les Annales de Lorsch7 — ainsi que la biographie du grand empereur par Eginhard8 , œuvres qui racontent son expédition en Espagne pour aller délivrer le tombeau de saint Jacques à Compostelle.
Tous les éléments en ont été repris au XIIe siècle dans la Chronique de Turpin racontant la marche de Charlemagne vers la Galice, les aventures de Roland et du géant Ferragut, la défaite de Roncevaux, etc. C’est elle qui a fait connaître Compostelle dans toute l’aristocratie européenne par l'utilisation qui en fut faite, en 1165, lors du procès de canonisation de Charlemagne. Elle fut utilisée pour mobiliser les chevaliers européens pour participer à la Reconquista, mais tous n’allaient pas à Compostelle en partant guerroyer en Andalousie. Cette chronique prit valeur historique et fut même inscrite comme telle dans l’Histoire officielle de la France, les Grandes chroniques de France, au XIIIe siècle. De nombreux manuscrits du Turpin ont circulé dans l’Europe entière, portant loin les échos de Compostelle. Mais attention, ils n’ont pas jeté sur les routes des milliers (on n’ose plus dire « millions ») de pèlerins.
En même temps, se répandaient des textes relatant la Translation du corps de saint Jacques depuis Jérusalem, la re-découverte de son tombeau et le récit de ses miracles, l’ensemble étant rassemblé dans le Codex calixtinus conservé encore aujourd’hui dans les archives de la cathédrale de Compostelle. 
Le sanctuaire atteignit le sommet de sa puissance sous l’égide du premier archevêque, Diego Gelmirez.
En ce même XIIe siècle, dans les années 1135-1140, un chanoine de Compostelle fabriqua, sciemment et avec talent, un faux document destiné à assurer un revenu confortable à la cathédrale, le voto de Santiago. Avec un art consommé, il établit la double légende du tribut des cent pucelles qu’il fallait payer aux musulmans et celle de la bataille de Clavijo, engagée en 844 pour libérer le royaume de ce tribut. 
Il ouvrait la porte à la création de l’Ordre militaire de Santiago, en 1170, sous la bannière de l’apôtre.
 
7 - Annales royales, trad. Mémorial des siècles, éd. G. Walter, Paris, 1967 (VIIIe siècle, Charlemagne, p. 135-136)
8 - Eginhard, La Vie de Charlemagne, éd. Et trad. Louis Halphen, Paris, 1967, § 15-16

Ces textes des origines ont été contestés

Certes, Compostelle n’a pas assuré sa suprématie sans contestations. Un exemple magnifique est celui de l’attaque portée par l’archevêque de Tolède, Rodrigue Ximenez de Rada9 en novembre 1215, avant l’ouverture du concile de Latran IV. Il s'inscrivit en faux contre les prétentions de l'archevêque de Compostelle à supplanter Tolède en s'appuyant sur la possession de Compostelle. Il y exprime vigoureusement son doute à propos de la venue de saint Jacques en Espagne, à laquelle il n’accorde « d’autre crédit que celui qu’on peut accorder à des contes de nourrices ». Il rappelle que la grandeur de Compostelle ne date que de 1124, par la grâce du pape Calixte qui avait élevé au rang d’archevêché un très modeste oratoire qui n’avait jamais attiré auparavant qu’un nombre très limité de pèlerins.

Logrono retable Santiago XVIIIe (détail : Clavijo).
La belle aventure jacquaire aurait pu s’achever en 1492, lors de la dernière bataille de la Reconquista, la prise de Grenade. 
 
 
9 - Madrid, Bibl. nat. Codex toledanus,Vitr. 15-5, fol. 22 et svts.
Linean P., History and the historians of medieval Spain, Oxford, Clarendon-Press, 1993, p.328-329

FIN DE LA 1ère PARTIE