La présence du corps de saint Jacques à Compostelle, lettre 141


Rédigé par Pablo Nogueira Santiago le 6 Aout 2022 modifié le 8 Aout 2022
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En 2020, notre correspondant permanent en Galice, Pablo Nogueira Santiago, docteur en histoire de Paris IV-Sorbonne, a publié, en galicien, aux éditions Toxosoutos, une étude de deux textes qui ont fait suite à la reconnaissance officielle, par le pape Léon XIII, des reliques de saint Jacques à Compostelle : la présence de l’apôtre saint Jacques à Compostelle selon l’abbé Duchesne (1900) et le chanoine López Ferreiro (1901-1902).

Cette étude a pour finalité de mettre face à face les deux érudits et d’offrir ainsi matière à réflexion aux lecteurs d’aujourd’hui qui ignorent souvent les affrontements sévères qui peuvent opposer des spécialistes reconnus.
Il a bien voulu résumer son travail pour les lecteurs de la lettre franco et hispanophones.




Ces deux textes émanent de deux ecclésiastiques renommés, Monseigneur Duchesne et le chanoine López Ferreiro. Ils sont réunis pour la première fois, publiés en galicien et dans leur intégralité, assortis d’une présentation de Pablo Nogueira. L’étude de Mgr. Duchesne, « Saint Jacques en Galice » a été publiée dans les Annales du Midi en 1900 ; celle du chanoine López Ferreiro, Santiago y la crítica moderna est parue dans quatre numéros de la revue Galicia histórica entre 1901 et 1902.
Chacun défend sa position sur la présence de l’apôtre Jacques le Majeur à Compostelle : Duchesne ne croit pas que les reliques conservées dans la crypte de la cathédrale de Compostelle soient celles de l’apôtre, tandis que López Ferreiro affirme qu’elles sont authentiques.

La reconnaissance officielle de la présence des reliques de saint Jacques

Le cardinal Miguel Payá y Rico (1811-1891), qui fut archevêque de Compostelle de 1875 à 1886, fut le promoteur des fouilles archéologiques dans la cathédrale de Compostelle, afin de retrouver les restes de l’apôtre Jacques qui avaient été déplacés et cachés derrière le maître-autel, pour les préserver d’une éventuelle profanation du corsaire anglais Francis Drake en 1589.
Ils furent retrouvés dans la nuit du 28 au 29 janvier 1879.
L’authenticité des restes de l’apôtre et de ses deux disciples, Théodore et Athanase, fut cautionnée par des rapports d’experts scientifiques et ratifiée le 1er novembre 1884 par le pape Léon XIII par sa bulle Deus Omnipotens. 

Le fragment droit de l’apophyse mastoïdienne conservé dans la cathédrale de Pistoia (Italie), que l’évêque de Compostelle Gelmírez avait offert en 1138 à l’évêque italien saint Athon et que l’on n’a pas retrouvé parmi les restes de Compostelle, servit pour confirmer l’identification des os de l’apôtre.
 
Pour exposer aux fidèles les reliques de l’apôtre, le cardinal Payá initia, dès 1886, la construction de la crypte placée sous le maître-autel. Elle fut achevée par son successeur le cardinal José Martín de Herrera, en 1891.

Les arguments de Mgr. Duchesne

Monseigneur Duchesne fut un ecclésiastique et un historien critique du Christianisme. Il était convaincu que l’apôtre Jacques le Majeur n’était jamais venu en Espagne prêcher l’Évangile tout comme il était convaincu qu’il ne pouvait pas y avoir été enterré.

Voici le résumé de ses arguments : 
1- La croyance à l'apostolat espagnol de saint Jacques remonte à un remaniement latin des Catalogues apostoliquesrédigés en grec vers le début du VIIe siècle. Ces catalogues, dit-il, ne sont pas des documents sur lesquels on puisse faire fond.
2- Vers l'année 830, on découvrit, dans le diocèse d'Iria Flavia, une tombe antique qui fut considérée comme celle de saint Jacques. Le culte dont elle fut bientôt entourée est attesté en 860.
3- Vers le même temps fut rédigé un récit de la Translation de l’apôtre de Jérusalem en Galice. Ce récit pré-suppose la prédication de l'apôtre en Espagne.
4- Toujours vers le même temps, on fabriqua une lettre d’un pape saint Léon imaginaire, qui aurait été contemporain de saint Jacques. Il y est fait mention du tombeau de saint Jacques.
5- Fin XIe ou début XIIe siècle, la lettre de saint Léon, remaniée, présente pour la première fois les deux disciples, Athanase et Théodore.
6- L'Historia Compostellana, terminée en 1139, consacre ce remaniement. Depuis lors, la tradition peut être considérée comme fixée.
 
Sa conclusion est très ferme et circonstanciée :

« De tout ce que l'on raconte sur la prédication de saint Jacques en Espagne, la translation de ses restes et la découverte de son tombeau, un seul fait subsiste, celui du culte galicien. Il remonte jusqu'au premier tiers du IXe siècle et s'adresse à un tombeau des temps romains, que l'on crut alors être celui de saint Jacques. Pourquoi le crut-on ? Nous n'en savons rien. L'autorité ecclésiastique intervint ; on peut croire qu'elle ne se détermina que sur des indices graves, à son estimation. Ces indices ne nous ayant pas été transmis, nous n'avons pas à les apprécier. Les connaîtrions-nous qu'ils échapperaient peut-être à notre compétence ».


Mgr. Duchesne alla même (ô hérésie !) jusqu’à évoquer la possibilité que les restes de la cathédrale de Compostelle soient ceux de l’évêque hérétique d’Avila, Priscilien, qui avait été décapité en 385 par ordre de l’empereur Maxime. Il douta également de l’authenticité des restes supposés de sainte Marie-Madeleine conservés dans le sanctuaire de la Sainte-Baume, en France. Cela lui valut plusieurs menaces de mort et la mise de ses oeuvres dans l’Index librorum prohibitorum par le pape Pie XCependant, en 1973, le pape saint Paul VI réhabilita l’ensemble de sa très importante œuvre historique.
Bien sûr, le texte de Monseigneur Duchesne a été très mal accueilli à Compostelle, d’où la réponse du chanoine de Compostelle, López Ferreiro, qui essaya de reprendre toutes les données apportées par Duchesne, afin d’authentifier les restes redécouverts derrière le maître-autel en 1879 comme étant ceux de saint Jacques le Majeur.
   

Les arguments de López Ferreiro

À plusieurs reprises, López Ferreiro affirme que Monseigneur Duchesne confond et attribue à saint Jacques le Majeur des faits qui auraient été vécus par saint Jacques le Mineur. Il dit également que l’abbé Duchesne commet des « bévues » –le chanoine de Compostelle écrit ce mot en français dans son apologie rédigée en espagnol. Il traduirait mal les anciens textes grecs et se tromperait en voulant identifier l’emplacement actuel de certains endroits cités dans ces textes.
Il accuse Monseigneur Duchesne de ne pas être un historien honnête qui ne retranscrirait pas dans leur intégralité les documents sur lesquels il s’appuie et copierait uniquement les passages qui l’intéressent, d’où sa mauvaise foi. Par ailleurs, López Ferreiro dit que l’abbé Duchesne « crie facilement au scandale, lorsque cela l’arrange bien ».

Avec ironie, López Ferreiro dit qu’il n’ose pas « qualifier Duchesne ni d’être un ignorant ni d’être peu sérieux ». Il finit par dire que « ces négligences sont indignes de la Science et d’un directeur, qui se croit presque infaillible, de l’École Française de Rome et du Bulletin critique », charges que Monseigneur Duchesne occupa. De plus, il recommande à l’abbé Duchesne, puisque, d’après lui, les restes de saint Jacques le Majeur ne sont pas conservés dans la cathédrale de Compostelle, qu’il aille les chercher à Jérusalem.
Finalement, López Ferreiro conclut qu’on ne peut pas prendre au sérieux les arguments d’« un critique ‘non espagnol’ » et que si l’on supprime tout ce que Monseigneur Duchesne a dit « gratuitement, il ne reste rien ou bien peu de chose de son travail ».

Au moment où Pablo Nogueira s'apprêtait à publier cet article, la revue Peregrino n°201-202 de juillet-août 2022, p.14, présenta une publication récente de la Fédération espagnole : La génesis del Renacimiento Jacobeo cantaporeáneo.
Etant membre associé de la Fédération, nous nous réjouissons de cette diffusion plus large que celle offerte par le travail en galicien de Pablo Nogueira. De notre côté, nous avons publié la bulle Deus omnipotens complétée d’une étude de la diffusion de ce texte à travers tous les diocèses français . Tous, nous avons assorti ces publications de commentaires en respectant les convictions de chacun.  
Ainsi que l'a écrit le pape Jean-Paul II en introduisant l'encyclique Fides et Ratio :
La foi et la raison sont comme les deux ailes
qui permettent à l'esprit humain  
de s'élever vers la contemplation de la vérité.
Ces études issues du XIXe siècle pourraient sembler dépassées car elles datent d’un temps où l’histoire et la Foi s’opposaient souvent. Si contradictoires qu’elles soient, elles semblent fusionner dans cette vision de la poétesse provençale Marie Mauron arrivant à Compostelle dans les années 1950. 

« Et le tombeau d’argent est vide. Mais justement ce qui l’habite, ce grand vide, c’est l’absolu que ces brasiers de foi et d’amour ont créé, comme Dieu créa de rien, de son amour, le monde. Si les os réels de saint jacques étaient là, leur poussière auguste serait limitée et finie. Dans l’intemporel elle s’agrandit aux dimensions sans limite des cœurs qui, siècle après siècle, l’ont faite présence. » 


Ne semble-t-elle pas en parfaite harmonie avec les propos successifs de Jean-Paul II et Benoît XVI lors de leur pèlerinage à Compostelle, le premier parlant du mémorial de saint Jacques et son successeur déclarant en entrant dans la cathédrale qu'elle conserve la mémoire de l'apôtre ?


 
Dans le même temps, Anton M. Pazos, vice-directeur de l’Instituto de Estudios Gallegos Padre Sarmiento a publié en 2021 un ouvrage ayant un rapport étroit avec le sujet, Las reliquias de Santiago. Documentos fundamentales de la Reinventio de 1879
 

1- Santiago, CSIC / IEGPS, 2021. (Annexes des Cuadernos de Estudios Gallegos, LI).


La Réinventio

Voici un  bref compte-rendu de cet ouvrage.
Cet événement historique, la Reinventio, qui est un « pont entre la tradition et la modernité », a revitalisé les pèlerinages à Compostelle, lorsque la ville était en décadence. Cependant, la première Guerre Mondiale (1914-18), la grippe espagnole de 1918-20, la crise financière de 1929, la Guerre Civile espagnole (1936-39) et la seconde Guerre Mondiale (1939-45) ralentirent la récupération du pèlerinage « en masse » à Compostelle et il faut attendre la dernière décennie du XXe siècle pour que cette tendance devienne une réalité palpable avec l’appui incontestable du Gouvernement autonome de la Xunta.
 
Les interventions archéologiques de 1878-79 ont aussi permis de constater qu’il y avait eu un peuplement du lieu bien avant l’arrivée de l’Apôtre et que cette zone était habitée depuis le Néolithique.
 
Sans l’influence du cardinal Payá, qui fut l’instigateur de cet objectif personnel de politique ecclésiastique qui culmina avec sa nomination de primat d’Espagne en 1886, la bulle papale Deus Omnipotens de Léon XIII n’existerait pas.
Il reste une incompréhension : après sa nomination à Tolède, le cardinal Payá n’est jamais revenu à Compostelle ; il n’a même pas dit au revoir à ses paroissiens, comme c’était la coutume, et n’a pas participé à la cérémonie du dépôt des restes de l’Apôtre dans la nouvelle crypte actuelle, qu’il avait lui-même initiée.