La France et les Chemins de Compostelle 1987-2022, lettre 139


Rédigé par le 5 Juillet 2022 modifié le 15 Juillet 2022
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Troisième et dernière lettre consacrée à l'itinéraire culturel européen à partir des Haltes jacquaires. Elle fait comprendre que les décisions de l'Unesco prises séparément pour l'inscription du Camino Francés et des chemins en France ont influencé le développement de cet Itinéraire en Europe. Aucun organisme n'existe pour le faire connaître, coordonner des initiatives nationales et lui donner corps dans la fidélité à l'esprit de la décision du conseil de l'Europe. Ces lettres pourront-elles contribuer à ouvrir des perspectives ?

Une version en espagnol sera publiée prochainement.

La lettre 137 a rappelé la naissance en 1987 du premier Itinéraire culturel européen, les Chemins de Compostelle. La suivante a traité des initiatives prises en France de 1987 à 1989 pour faire vivre cet Itinéraire. Cette lettre nous mène à 2022 en passant par l’inscription des Chemins de Compostelle au Patrimoine mondial de l’Unesco qui a profondément modifié le « paysage jacquaire ».



En France de 1990 à nos jours

Le 2 février 1990 a vu le jour à Toulouse, l’Association de Coopération Interrégionale (ACIR), financée par les Conseils régionaux de Midi-Pyrénées, Aquitaine et Languedoc-Roussillon. Ses fondateurs se disaient partisans d’une « coopération plus étroite entre les régions qu’au niveau des institutions de l’Europe ». Et ils s’intéressaient à une « Europe du Sud » faite de ces trois régions, des Autonomies du Camino Francés et de  l’Andorre.
 
Association loi de 1901, l’ACIR est dotée de moyens. Elle a pignon sur rue et engage des salariés. Elle reprend à son compte les bonnes intentions de ses prédécesseurs. Elle va, dit-elle « apporter un contenu à la reconnaissance du Conseil de l’Europe ». En 1993, elle accueille avec enthousiasme la publicité galicienne de l’année sainte répandue dans toute l’Europe. En 1995, elle reçoit les adhésions de la Fédération Française de la Randonnée Pédestre et de la Société (Française) des Amis de Saint-Jacques (Paris). 
A partir de 1997, elle renforce sa vocation d’acteur du développement touristique des régions fondatrices en participant à la préparation de l’inscription des chemins de Compostelle en France au Patrimoine mondial, .

De l’Itinéraire culturel aux règles de l’Unesco

Rédaction ambiguë de ces plaques qui laissent croire que ce sont les chemins qui ont été inscrits alors que ce sont les monuments
Faute de pouvoir faire inscrire des chemins à l’historicité incertaine, la France proposa des monuments déjà classés Monuments Historiques, présentés comme balises sur ces chemins et représentatifs de la démarche pèlerine. Tous n’étaient pas situés sur l’un des quatre chemins dits « historiques » mais ce ne fut pas un obstacle. En 1998, 71 monuments et 7 tronçons du GR 65 furent inscrits comme « Chemins de Compostelle en France », Bien n°868. 
 

Etude et propositions parues en 2009

Louis Mollaret et moi avons étudié cette inscription « hors normes » et publié en 2009  Chemins de Compostelle et Patrimoine mondial, éd. La Louve, Cahors, avec l’intention de la faire comprendre et d'avancer des propositions pour en tirer le meilleur parti, sans la remettre en cause.

La remise en cause vint de l’Unesco elle-même quelques années plus tard. Là où la France ne voulait voir que l’ensemble de ses Chemins dont le réseau se développait, l’Unesco voyait les bâtiments inscrits auxquels s’appliquaient des règles strictes. La France se vit ainsi menacée d’une désinscription des chemins à plusieurs reprises à partir de 2005.
En 2012 le rapport d’évaluation périodique de l’Unesco se fit plus sévère. Il 

« constate une faible structuration du réseau des composantes, une absence de gouvernance globale, un défaut de plan de gestion, une absence de comité scientifique et une faible identification de ce bien ».


L’improbable plan de gestion

En 2013, le Premier ministre réagit et prit la décision suivante :

Le préfet de la région Midi-Pyrénées, préfet de Haute-Garonne, est désigné préfet coordonnateur de l'action des préfets des régions [13 régions concernées] pour la mise en œuvre du plan de gestion du bien « Chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle en France » et de sa zone tampon, la coordination du rapport périodique et du rapport sur l'état de conservation du bien pour une durée de cinq ans.

L’ACIR fut officiellement chargée de la gestion de ce Bien. Elle se transforma plus tard en Agence Française des Chemins de Compostelle (AFCC) tout en conservant son statut d’association. Elle redoubla d’efforts. Mais ! Comment définir la zone tampon d’un Bien constitué de 71 monuments et 7 tronçons de chemins répartis dans 13 régions ? Quelle gestion commune planifier ?
Mission impossible !

Gréalou, croix du chemin vue du dolmen

Chaque monument était déjà protégé par la législation des Monuments Historiques. Pour ne citer qu’un exemple, la cathédrale de Bourges, déjà inscrite au Patrimoine mondial depuis 1992, se dresse entre les maisons médiévales des chanoines, le palais XVIIIe de l’Archevêché et les jardins de ce palais. Qu’ajouter ? La ville a posé une plaque, que les touristes piétinent sans la lire … 
Faut-il mentionner le dolmen de Pech-Laglaire ? Fragilisé par le passage des pèlerins et des touristes  (certains l’escaladaient), il aurait pu être protégé mais il fut défiguré par une béquille évitant son affaissement.
L'ACIR fit de son mieux pour faire vivre le mythe de Compostelle au travers de ces monuments disparates. Mais la question resta ouverte.  Faute de pouvoir faire davantage pour les monuments, était-il possible d’animer les chemins  ?  

Animer les chemins ?

Devant l’urgence de présenter avant la fin de 2022 ce fameux « plan de gestion » encore inexistant, l’AFCC (ex ACIR) réunit à Espalion, les 23 et 24 juin 2022 « les responsables de la préservation et de la valorisation de ce bien commun de lʼHumanité » et « les acteurs des sept sections du GR 65 ». 
Deux idées ont émergé : 
La création du label « Commune-halte » évoquée dans la lettre 137 
L’adoption par l’AFCC d’une démarche artistique Fenêtres sur le paysage qui, depuis 2018, consistait à créer sur « LE Chemin » (GR65) des structures-refuges écologiques.

Les « communes-haltes » version 2022
D'une enquête  faite sur la fréquentation des chemins actuels en 2019 ayant montré que 7 marcheurs sur 8 ne sont pas pèlerins et que, sur 350 000 randonneurs , 20 000 sont partis du Puy-en-Velay, l’AFCC conclut que le GR 65 est bien la priorité
En 2021, elle sollicita certaines communes pour garantir

« aux cheminants, randonneurs et pèlerins, une base commune de services adaptés à leur itinérance, leur confort et la découverte du territoire ». 

Seules 8 communes sur 19 ont obtenu le label. Voici leurs projets pour les trois prochaines années pour lesquels « l’ingénierie de l’AFCC » s’engage à les aider de ses conseils.  
 
Pèlerine au long cours par deux fois, j’ai noté combien la notion de « confort » a pu évoluer. En 1982, la vue d’un robinet était un élément de confort, tout comme une douche après plusieurs jours de toilette aux fontaines publiques. J’ai donc lu attentivement ces projets et je me suis demandé lesquels m’auraient été des éléments de confort :

Saint-Alban-sur-Limagnole offre « un complexe de soins psychiatriques » et « souhaite étendre son accueil touristique sur les ailes de saison (?) ». Livinhac-le-Haut vante son centre bourg qui « ravive les marcheurs ». Lauzerte va programmer « la remise en circuit du jeu de l’oie dans le jardin du pèlerin » (il était temps car il était à l’abandon).  Navarrenx « souhaite se doter d’une salle hors-sac ». Saint-Palais, « terre de convergence » de trois routes, va « renforcer cette image ». Rieux-Volvestre va créer « un espace lié à la thématique Compostelle », Montréal d’Aude offre « une plongée dans le catharisme ».

Je reste dubitative… Ces projets répondent-ils au plan de gestion attendu par l’Unesco ?  Vont-ils aider le pèlerin ? Une seule proposition éveille mon intérêt 
Auvillar va réfléchir « autour de l’accueil des animaux d’accompagnement ».
Il est très utile, quand on pèlerine à cheval ou accompagné d'un âne, de pouvoir trouver un point d’eau, des anneaux judicieusement placés non loin d’un bar ou d’une épicerie, voire un pré proche d'un gîte pour la nuit. Mais réfléchit vraiment à ce genre de compagnon ?

La « démarche artistique Fenêtres sur le paysage »
L’AFCC s’est également associée à l’association Derrière le Hublot pour cette « aventure artistique » destinée, elle aussi, à « animer » les chemins du GR 65 devenant espace d'exposition. Il s'agit d'une « scène conventionnée d’intérêt national-art en territoire ». Son champ est bien plus large que le chemin de Compostelle, merveilleux support promotionnel !

« les chemins de Compostelle offrent un terrain formidable pour nourrir nos imaginaires et ceux des artistes » ; les artistes « jouent avec les chemins de Compostelle » et proposent de les « faire danser ».

Les artistes pensent-ils que le pèlerin s’ennuie en chemin ? Ils ne sont peut-être pas des marcheurs. Pourtant, Gaëlle de La Brosse, grande marcheuse, semble leur donner raison et s’émerveille dans Le Pèlerin du 30 juin 2022

« Cette aventure artistique et humaine est passionnante, commente Nils Brunet, directeur de l’AFCC, partenaire de ce projet. Ces œuvres invitent les randonneurs au long cours, comme les habitants et les visiteurs, à ressentir les paysages traversés, le temps d’une pause. []Avec ces réalisations installées là où on ne les attend pas, les pèlerins pourront découvrir sept lieux d’étonnement. De nouvelles balises dans le paysage jacquaire, qui accompagneront avec bonheur leur cheminement ! »


Pour l’instant, la démarche artistique concerne quatre refuges :
La Chambre d’or à Golinhac (Aveyron)
Une cabane en bois à Livinhac-le-Haut (Aveyron)
La Citerne-lit, à Felzins (Lot).   Voir le site Derrière le Hublot
Super-Cayrou, à Gréalou (Lot)
Trois sur quatre sont décrits comme sommaires, ouverts toute l’année sans réservation, sans rien pour y dormir, mais annonçant qu’on peut quand même y dormir.
Quel confort vont-ils offrir ?
La citerne de Felzins est ouverte sur réservation, jusqu’au 31 août. Elle offre tout confort, lit double de 160 cm, petit déjeuner servi pour 89 € la nuit.
 
Le pèlerin n’est plus le sujet, mais un objet, destiné à attirer le client. Il est un produit touristique. A Saint-Privat d’Allier, La vieille auberge travaille aujourd’hui avec « 19 agences commercialisant le chemin de Saint-Jacques ». 
Déjà dans les temps héroïques, à Compostelle, un pèlerin avait été hébergé gratuitement à condition qu’il amène son âne place de l’Obradoiro pour amuser les touristes. Au XVIIIe siècle, quand on s’ennuyait l’été dans les châteaux, on partait prendre le thé au fond du parc, à l’Ermitage où vivait un ermite, domestique du château placé là pour l’après-midi. Pourquoi pas un employé municipal en pèlerine, avec coquille et bourdon, pour raconter son pèlerinage, à la porte des œuvres d’art ? A ses heures creuses, il pourrait assurer le nettoyage.

De nouvelles balises dans le « paysage jacquaire »

Ces œuvres « réinterprètent les chemins » et « transforment paisiblement les paysages ». Il semble urgent aux artistes de « modifier notre rapport aux chemins, à leur fonction et à leur histoire ».
Et pour bientôt, sont promis des « nichoirs à chants »
à base d’enregistrements sonores.

Devant ces nouvelles interprétations du chemin de Compostelle ne conviendrait-il pas de définir ce que d’aucuns appellent aujourd’hui le « paysage jacquaire » ?
Cette idée de « paysage jacquaire » apparaît déjà lors de la justification de l’inscription à l’UNESCO, surprenante, du dolmen de Pech-Laglaire à Gréalou :

« Il est un des éléments immuables du paysage traversé par les pèlerins venant du Puy ».

Donc, un « paysage jacquaire » est un paysage contemplé par un pèlerin. Une sorte de sacralisation du chemin.
Si c’était possible, il devrait être pavé de coquilles pensais-je avant une nouvelle découverte. Le refuge-coquille est déjà en projet. Pour une oeuvre d'art-refuge en devenir une grande collecte de coquilles Saint-Jacques est lancée. Il en faut 15000 !
   

Des bénévoles dans le « paysage jacquaire » !

Dans un univers parallèle, hors des soucis du plan de gestion et pour une autre animation, des bénévoles traversent les régions, les pays et parfois les océans à leurs frais, pour assurer un accueil traditionnel du pèlerin dans des gîtes à participation volontaire sur les Chemins. L'organisme espagnol HOSVOL (Hospitaleros Voluntarios) dépendant de la fédération Espagnole des Chemins de Compostelle (FEAACS) a développé ce concept reconnu mondialement et en a fait un label. Mais il y a aussi des familles qui accueillent chez elles quand il n'y a pas de gîtes ; tous les bénévoles des associations de pèlerins, en France ou en Espagne qui accueillent à prix plancher, œuvrent pour que les chemins restent ouverts et accessibles à tous. Tous sont à leur façon fidèles à l'histoire de Compostelle.

Ce sont eux les dinosaures qui ont fait des chemins ce qu’ils sont aujourd’hui. Parfois, ils ont abandonné, mais certains s’accrochent et y croient encore.
Ainsi, les pèlerins de Menton membres de l’association PACA ont construit un oratoire sur la frontière franco-italienne. Daniel Sénejoux, responsable du Patrimoine, nous écrit :

« Pour obtenir l’autorisation de construire nous avons développé, simplement et précisément, en les adaptant à peine, les arguments énoncés par le Conseil de l’Europe en 1987, que j’ai lus ensuite sur la lettre 137. La réaction du Conseil municipal a été immédiate et positive avec l’ajout, spontané d’un banc et d’un point d’eau, ainsi qu’une végétalisation du site.
Menton, point de départ en France des Chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle et de Rome, pourrait tout-à-fait se revendiquer « Commune Halte-Chemins de Compostelle en France, comme  celles de Blaye ».
 


Et maintenant quelles perspectives ?

En 2002, le directeur de l’Institut européen des Itinéraires culturels m’a confié la rédaction des articles sur Compostelle du site de l’Institut. A cette occasion nous avons pris conscience de la nécessité d’une organisation européenne pour donner du corps au premier des Itinéraires culturels européens.
Ce n’était pas la vocation de l’Institut qui déjà préparait d’autres itinéraires.
 
L’inscription des chemins de Compostelle en France au Patrimoine mondial se référait, comme l'Itinéraire culturel, aux pèlerinages médiévaux. Le Bien culturel 868 se trouve aujourd'hui galvaudé, faute d'avoir été compris et transmis. 

Comment le gérer dans le respect de ce qu'il devait symboliser ? 
L’Unesco peut-elle se satisfaire d’une gestion basée sur l’utilisation du pèlerin comme appât pour les touristes et faisant place à des marchands de tous poils ?
Quelle place pour l’ensemble des bénévoles acteurs de l’animation des chemins ?
 
Les questions sont posées, elles dépassent le cadre de ces lettres.