Institut recherche jacquaire (IRJ)

García Lorca, un poète-pèlerin, lettre 135


Rédigé par Mikołaj Wyrzykowski le 9 Mai 2022 modifié le 12 Juin 2022
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Mikołaj Wyrzykowski est un jeune étudiant polonais, lui-même poète-pèlerin dont nous suivons les travaux depuis deux ans. Après deux années en master de littérature comparée à la Sorbonne (Le Chemin de Saint-Jacques comme voyage initiatique : entre pèlerinage et errance), il continue ses recherches en tant que doctorant à l’Université du Québec à Montréal au Canada. Il travaille maintenant sur les écrivains-nomades contemporains, héritiers de l’imaginaire spirituel de Compostelle.
Dans cette lettre, il nous invite à suivre Federico García Lorca, venu en Galice sur les traces des intellectuels galiciens soucieux de redonner vie à la culture et à la langue régionales. Lui, l’homme du soleil, découvre la pluie et retrouve saint Jacques, figure qui apparaît dans ses poèmes dès son premier recueil.



Une langue en marche

Outre les modes de déplacement bien connus de tous les marcheurs de Compostelle (à pied, à cheval ou encore à vélo), un autre type de pèlerinage existe – celui de la poésie. 
Le poète en voyage, appelé d’ailleurs pèlerin à l’époque du romantisme, est en quelque sorte transporté par son écriture qui, encore en train de naître, de germer, cherche un théâtre pour son accomplissement dans un ailleurs lointain. Le pèlerinage est dans ce cas précis une métaphore au sens littéral de ce terme, à savoir un mode de transport entre un lieu de départ et une destination rêvée, ce lieu qui reste encore à écrire.

SANTO PEREGRINO, 20,9 x14,6. Encre et crayons de couleur sur papier, Grenade 1926
SANTO PEREGRINO, 20,9 x14,6. Encre et crayons de couleur sur papier, Grenade 1926
Un dessin fait par Garcia Lorca qui, comme dans sa ballade « Santiago » (voir son premier recueil, Libro de poemas), puise la figure de saint Jacques dans les croyances populaires andalouses avant de se rendre en Galice dans les années 30 (Fondation Garcia Lorca).
 
Peu de personnes savent que Federico García Lorca, un poète andalou né en 1898 à Fuente Vaqueros (Grenade) a, d’une certaine manière dans les années 30, accompli un pèlerinage par la fameuse Via de Plata, menant de son Andalousie natale jusqu’à Saint-Jacques de Compostelle.
Connu pour avoir chanté dans ses poèmes la beauté de l’Andalousie, on oublie souvent qu’il a écrit des poèmes en galicien (!) en hommage aux artistes tels que Rosalía de Castro de cette région du nord de l’Espagne. Seis poemas gallegos sont situés en Galice et même si le nom de saint Jacques n’y est pas mentionné (comme dans le poème de Libro de poemas consacré au saint et qui l’inscrit dans les croyances folkloriques de la région), la symbolique qui l’accompagne dans d’autres représentations littéraires y est très présente. 

​Ainsi, après avoir inclus saint Jacques dans ses poèmes précédents comme une des figures de son théâtre folklorique andalou, García Lorca se rend en ce « Bout du Monde », en latin Finis terrae, pour s’imprégner de la légende de Compostelle ; il ne mentionne même pas le tombeau du saint, mais se concentre plutôt sur l’ambiance de la ville formée par l’héritage celte et poétique de la région.
            Regardons de plus près comment s’écrit ce pèlerinage inhabituel.

La pluie à Saint-Jacques

La ville brille sous un ciel gris (cl. MW 2018)
La ville brille sous un ciel gris (cl. MW 2018)
La ville de Saint-Jacques est plus belle par un jour de pluie quand, après un long pèlerinage, on prend le temps de flâner dans ses ruelles de pierre – la pluie fait ressortir à ce moment-là la blancheur des anciennes maisons et la ville elle-même semble briller sous un ciel gris, couvert de nuages. García Lorca nous fait bien ressentir ce paysage brumeux de Galice :
Il pleut sur Saint-Jacques
mon doux amour.
Dans le ciel brille et frissonne
le camélia blanc du jour1
C’est par ces vers que commence son Madrigal á cibdá de Santiago, le madrigal étant un genre de musique séculaire chanté à quelques voix pendant la Renaissance et le début de l’époque baroque. Il porte souvent sur l’amour ou la vie idyllique, ce pourquoi le poète s’adresse à son « doux amour ».
Notons qu’il transpose un élément de la terre (« le camélia blanc ») dans le ciel, procédé auquel il a recours également dans la strophe suivante :
 
1- Le poème Madrigal á cibdá de Santiago en galicien : « Chove en Santiago/ meu doce amor./ Camelia branca do ar/ brila entebrecida ô sol. »

L'aride lune (cl. MW)
L'aride lune (cl. MW)
Il pleut sur Saint-Jacques
dans la nuit obscure.
L’herbe d’argent du sommeil
recouvre l’aride lune1.
La pluie apparaît comme un élément constant du poème (et de la Galice, ce dont peuvent témoigner ses habitants). Cette reprise du premier vers assure une structure musicale ; on pourrait imaginer que cette strophe est chantée par une autre voix qui exprime cette fois-ci non le jour, mais la nuit. Nous avons à nouveau une transposition : l’herbe, couleur d’argent, recouvre la lune. Le tout a lieu lors du sommeil, dans un paysage endormi. Le lien entre la terre et le ciel est littéralement très clair, car assuré par la lune – n’est-ce pas ce qu’éprouvaient les pèlerins de Compostelle qui levaient leurs yeux et prenaient pour guide la voie lactée ? Mais n’est-ce pas un temps révolu, car qui se laisse mener aujourd’hui par les constellations célestes ?
 
1 - En galicien : « Chove en Santiago/ na noite escrura./ Herbas de prata e de sono/ cobren a valeira lúa. »

García Lorca, un poète-pèlerin, lettre 135
l’ombre cendrée de la mer.
 
L’ombre cendrée de la mer
Saint-Jacques loin du soleil.
L’eau de tes matins mouillés
au fond de mon coeur ruisselle1.
La pluie a une voix – c’est une manière qu’a Saint-Jacques de s’énoncer, à travers les pierres et les verres de ses maisons. La ville est un lieu de convergence des éléments caractéristiques de la Galice : la proximité de la mer jette une ombre sur ses murs, le pèlerinage à Compostelle étant lui-même associé à un itinéraire initiatique (suivant la même trajectoire que celle du soleil, et qui au temps des Celtes aboutissait à l’Ara Solis, le temple du soleil) menant à la Finis terrae, au Bout du Monde – le lieu où se rencontrent la terre et la mer.
C’est en quelque sorte la pluie qui incarne cette rencontre-là qui se joue sur le plan vertical ; le poème est marqué par l’isotopie (à savoir récurrence de signifiants, ici les signifiants des éléments) de la lumière et de l’eau, l’un transportant l’autre.
Les verbes (briller, frissonner, ruisseler) sont tous en rapport avec les éléments (le soleil/la lune, le vent, l’eau) ; en utilisant un procédé de synesthésie qui mélange tous nos sens (« vois la plainte » ; « vois le vent ») le poète nous promène dans la ville – ou, puisque tous nos sens sont brouillés, embrumés, ne s’agit-il pas plutôt de son paysage intérieur ?

La reprise du dernier vers de l’avant-dernière strophe boucle le poème qui revient sur le thème de l’amour ; ainsi, la pluie (qui apparaît dans la deuxième strophe et dont le rythme, comme celui des marées, est dictée par la lune), apparaît comme une possibilité de régénération. Comme dans le fameux poème de Paul Verlaine (Il pleut dans mon cœur…), le paysage est intériorisé et le poète, après avoir accompli ce pèlerinage d’amour, se régénère tout comme les collines vertes de la Galice. 
 
1 - En galicien : « Olla a choiva pol-a rúa,/ laio de pedra e cristal./ Olla o vento esvaído/ soma e cinza do teu mar.// Soma e cinza do teu mar/ Santiago, lonxe do sol./ Agoa da mañán anterga/ trema no meu corazón. »

Une poétique de Saint-Jacques

Dans la brume et dans la pluie (cl. M.W)
Dans la brume et dans la pluie (cl. M.W)
Les pèlerins de Compostelle investissent parfois tellement leur marche et la destination rêvée qu’ils oublient que le voyage ne se termine pas une fois le but atteint. García Lorca, lui, dans sa dé-marche poétique (consistant justement à défaire la marche et la fixer au cœur de la ville pour en dégager du sens), fait un pèlerinage inhabituel, car à l’intérieur de la ville – celle-ci devient une langue, la langue de Galice (galego), intrinsèquement liée au paysage de cette région.

Le sujet des poèmes se fait lui-même paysage où, dans la brume et dans la pluie, se rencontrent les légendes jacquaires, l’héritage celte et la tradition littéraire des poètes locaux (comme Valle Inclán ou Rosalía de Castro). C’est une certaine alchimie d’éléments : 
Quel est ce galant tout blanc ?
regarde comme il frissonne!
 
C’est la lune qui danse
sur la Grand-Place aux Morts1
 
1Le fragment du poème Danza da lúa en Santiago en galicien : « Fita aquel branco galán,/ olla seu transido corpo!/ É a lúa que baila/ na Quintana dos mortos. »

La grand place aux morts (cl. Candice Batellier, 2019)
La grand place aux morts (cl. Candice Batellier, 2019)
Devant la cathédrale de Saint-Jacques l’amour danse avec la mort au son de la musique lunaire. La ville est donc mise en mouvement, défigée de son statut de ville-destination de pèlerinage. Elle parle : sa langue est également son corps, où la géographie devient précisément l’écriture de la terre, l’écriture du lieu. Garcia Lorca, s’il n’accomplit pas de pèlerinage, se met à l’écoute de cette poétique – c’est ainsi que le pèlerinage, en forme de poésie, vient à lui.

Mikołaj Wyrzykowski


Lien vers mon « recueil de poésies écrites à Santiago », qu'en votre nom, chers lecteurs, Denise Péricard-Méa a  reçu avec plaisir  pour vous être transmis.

Bibliographie

- Federico García Lorca, Seis poemas gallegos, Santiago de Compostela, Editorial Nós, 1935, trad. André Belamich, « Six poèmes galiciens », dans Poésie, III, 1926-1936, Paris, 1954.
- Carlos Feal Deibe, « Los seis poemas gallegos de Lorca y sus fuentes rosalianas : aos meus », dans Romanische Forschungen 83. Bd., H. 4 (1971), p. 555-587.