De main en main, « la » main de saint Jacques de Reading, lettre 145


Rédigé par le 1 Octobre 2022 modifié le 4 Octobre 2022
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Située en Angleterre dans la vallée de la Tamise, Reading fut célèbre au Moyen Age grâce à la renommée de son abbaye due en grande partie à la possession d’une relique insigne, une « main de saint Jacques », parmi les plus anciennes connues hors de Compostelle. Arrivée au XIIe siècle, elle n’a pas quitté le sol anglais pendant 9 siècles puisqu’elle est toujours présente à l’église Saint-Pierre de Marlow.
Un Livre des miracles du XIIe siècle témoigne de l’importance de cette relique qui continue d’intriguer les chercheurs.



Les ruines de l'abbaye de Reading


Des antécédents en Normandie

Dès les années 1050, bien avant la rédaction du Guide du pèlerin qui voue aux Enfers ceux qui se réclament d’une relique de saint Jacques, l'abbaye de Fleury-sur-Loire affirmait tranquillement la présence d’une telle relique dans une église Saint-Jacques normande.

« Il existe ainsi, en Neustrie, une église consacrée à sa mémoire, dans laquelle sont vénérées ses reliques très précieuses, où nous savons que se produisent quotidiennement autant de miracles qu'il convient par l'opération d'un tel apôtre ».

En effet, au village de Saint-James-de-Beuvron en Normandie (aujourd’hui Saint-James dans la Manche) récemment fondé par Guillaume le Conquérant (1028-1087), Fleury venait d’installer un prieuré doté d’une relique de saint Jacques décrite en 1534 comme un doigt de la main droite, inclus dans un bras-reliquaire. Elle insiste sur la révérence due à Compostelle, et s’inscrit plutôt comme un sanctuaire de substitution, ce qui fut d’ailleurs le cas dans toute l’Europe médiévale.

« Et cette piété divine n'opère pas seulement dans le lieu qui doit être révéré en toute dévotion, mais aussi dans tous les lieux consacrés au nom du saint ».


Une autre relique à Reading, XIe ou XIIe siècle ?

Au XIIIe siècle, 
le cartulaire de Reading explique qu'une « main de saint Jacques » a été apportée par « le roi Henri ». Mais lequel ? Il a existé un Henri Ier roi de France de 1031 à 1060 et un Henri Ier roi d’Angleterre de 1100 à 1135. Selon le cartulaire, la relique aurait été donnée en 1126 par le fondateur de l’abbaye, le roi Henri Ier d’Angleterre, qui la tenait lui-même de sa fille, veuve de l’Empereur Henri V :

« Sachez que la glorieuse main de l’apôtre Jacques que l’Impératrice Mathilde, ma fille, me donna à son retour de Germanie, moi, à sa demande, je vous l’envoie et donne pour toujours à l’église de Reading. Je vous demande de la recevoir avec toute la vénération qui lui est due, et que vous et vos successeurs prennent soin de la montrer dans l’église de Reading et de l’entourer de tout l’honneur et la révérence qui lui sont dus, comme il sied à une insigne relique du si grand apôtre »


Mais le moine-chroniqueur anglais Matthieu Paris (1200-1259) affirme, lui, que cette donation a été faite par le roi de France Henri venu d’Outre-Manche en 1033 :

« l’an du Seigneur 1033 l’Angleterre fut couverte de ténèbres et il y eut un tremblement de terre. Le soleil devint semblable à la lune dans son troisième quartier. Le roi Henri passa la mer et envoya à Reading une main de saint Jacques ».

Une troisième origine, farfelue et venue on ne sait d’où, que l’on lit encore parfois, résulte d’une confusion entre des personnes. La relique serait venue de Compostelle au XIIIe siècle… Mathilde, une des filles du roi d’Angleterre Édouard Ier (roi de 1212 à 1307) serait venue à Compostelle où on lui aurait fait don d'une main de l'Apôtre. À son retour, elle aurait déposé la relique à l'abbaye de Reading. 

Relique de la main de saint Jacques
La version retenue par l’histoire est celle du cartulaire car elle a été recoupée par d’autres sources : la relique est arrivée avec Mathilde, fille d’Henri d’Angleterre, veuve depuis 1125 de l’Empereur du Saint Empire germanique, lors de son retour au pays natal.

Le livre des miracles

Cette arrivée de la relique a ouvert pour l'abbaye une période faste. Un Livre des miracles est rédigé dans les années 1130-1200. Il en relate vingt-huit qui montrent la pluralité des pouvoirs de la relique. Les récits sont rédigés dans un style « journalistique » décrivant des situations qui montent en intensité jusqu’à la fin heureuse et totalement imprévisible.
 
Le livre met en scène le pouvoir de la relique, démultiplié par le fait qu’il se transmet par l’eau quand on l’immerge.
Saint Jacques en personne n’intervient que rarement, et en songe. 

Les armes de l'abbaye
Plusieurs exemples montrent les grosseurs affectant la gorge d’un homme, ou le ventre et les parties vitales d’un chanoine, ou la tête d’un moine de l’abbaye. Pour ce dernier, la description atteint des sommets de réalisme, pour renforcer la valeur de l’intervention de saint Jacques :

« Cette tumeur descend sur ses joues et envahit complètement son visage. Son front joint avec face et joues rejoignit ses sourcils, ce qui le priva bientôt de la vue. Ses yeux le démangeaient tellement qu’ils avaient jailli hors de ses sourcils, rongeant ses paupières ».

A d’autres, par l’intermédiaire de sa main, saint Jacques redonne « la chaîne de sa langue » à un clerc qui l’avait perdue, et la vue à un abbé qui souffrait d’une affection incurable. Il pousse jusqu'à construire des tibias à une jeune fille qui en était dépourvue et à faire pousser les membres rabougris d’un jeune garçon.

Le miracle XXI est particulièrement spectaculaire.
Il décrit l’interminable accouchement d’une jeune femme noble. En voici un résumé qui fait comprendre pourquoi tant de jeunes femmes mouraient en couches : L’accouchement se passe très mal malgré les « médecines qu’elle avait essayées » et malgré les « gemmes et pierres précieuses » envoyées par le roi « et dont on croyait qu’elles pourraient l’aider dans son travail, appliquées » sur son corps. Les jours passent et chaque heure et minute elle souffre de plus en plus. Le lecteur assiste en direct à l’agonie de la jeune mère :

« Quand elle eut été en travail depuis quatre jours et autant de nuits et que la naissance n’avait toujours pas eu lieu, seule la mort semblait rester et sa fin approchait rapidement. Depuis deux jours, une des mains du fœtus pendait hors de sa mère et ne pouvait être reculée. L’enfant était mort et avait fait du ventre de sa mère sa propre tombe. Il était un corps mort enterré dans un corps mourant, un cadavre dans un cadavre, un enfant dans sa mère ».

Les sage-femmes conseillent alors « l’eau de saint Jacques ».

« On la donna à boire à la malheureuse mère qui immédiatement s’endormit. Sous cette influence, inconsciente et ne sentant pas la douleur, elle accoucha par le pouvoir de l’apôtre et échappa ainsi aux griffes de la mort ».


Le miracle XIV,
montre comment cette « eau de saint Jacques » a permis d’arrêter une épidémie apparue, à Bucklebury et dans les villages alentour. L’abbé de Reading vint sur place célébrer une messe en l’honneur du bienheureux Jacques après laquelle il bénit une grande quantité d’eau dans laquelle il plongea le reliquaire contenant la main sacrée. Ensuite, avec cette main de l’apôtre tenue en l’air il monta sur une éminence d’où il bénit la région et donna des instructions pour qu’on asperge d’eau sainte chacune des maisons, ce qui fut fait, et l’épidémie cessa instantanément.

Le miracle XV
met en scène le diable, « le vieil ennemi ». Furieux de ce que saint Jacques l’ait vaincu dans l’épidémie du miracle précédent, voulut empêcher qu’on érige une croix commémorative. Il immobilisa la charrette sur laquelle le tronc d’arbre retenu avait été placé, en cassant trois fois consécutives les harnais des bœufs. Un des moines de Reading comprit l’intervention diabolique et « sachant bien que le vieil Ennemi » détestait le signe de la croix par laquelle il fut vaincu, envoya quelqu’un pour chercher l’eau du bienheureux Jacques. Il en aspergea le convoi qui put alors repartir.

En remontant le fil du temps

Si on veut suivre Mathieu Paris, il est impossible de savoir d’où le roi de France tenait la « main de saint Jacques ».
En revanche, la piste de Mathilde, impératrice et veuve de l’Empereur Henri V, permet de suivre comment la relique est passée de main en main avant de se fixer à Reading.
 
A la mort de son mari, Mathilde est rentrée chez son père en emportant ce qu’elle estimait lui appartenir, des éléments du Trésor, dont la main. Elle provenait du trésor des reliques d’Aix-la-Chapelle avec, là encore, deux hypothèses. Selon un inventaire du début du XIe siècle, le Trésor contenait la « majeure partie du corps de saint Jacques ». Mais, et ce n’est pas forcément contradictoire, elle serait arrivée en 1072, saisie par l’empereur Henri IV dans le Trésor de la cathédrale de Hambourg-Brême à la mort de l’archevêque Adalbert, lequel la tenait, depuis 1040, de l’évêque de Torcello, Mgr. Vitalis possesseur d’un bras entier de saint Jacques dont il avait détaché la main.
 
 

Image de saint Jacques, cathédrale de Torcello
Ce bras était conservé à la cathédrale de Torcello (une île de la lagune de Venise) depuis… l’an 640. Il y avait été apporté par l’évêque d’Altino, en Italie du Sud, qui, lui, la conservait depuis …la fin du IVe siècle. A cette époque, l’évêque Heliodorus avait visité le tombeau de saint Jacques à Jérusalem et en avait rapporté ce bras.
La boucle est bouclée, sauf que…
 
Toute cette chronologie étonnante établie par un historien d’art anglais, publiée  sous le titre Stories in stone est mise à mal par la datation au carbone 14 effectuée en 2018 par le laboratoire de recherche d'archéologie et d'histoire de l'art de l'Université d'Oxford :
 
Les résultats sont tombés, transmis par ce même auteur : la mort de l’individu porteur de la main se situe entre 987 et 1150 avec un degré de certitude de 95%. On sait par ailleurs que la datation d’une relique coïncide en majorité avec la date de la première mention. Plusieurs événements ont lieu dans cette fourchette de temps mais la date de 1040 est la plus ancienne. Mgr. Vitalis aurait-il trompé Mgr. Adalbert en lui faisant cadeau d’une main quelconque qu’il aurait eue sous la main ? Cela lui aurait évité d’amputer « son » bras.

D’hier à aujourd’hui, les aventures de la main naturalisée anglaise

Depuis 9 siècles, la relique n’a pas quitté l’Angleterre où elle est encore. L’étonnant est qu’elle n’est pas à l’état de squelette puisqu’elle est momifiée. Elle a fait la richesse de Reading, au point de se trouver enlevée en 1136 par Etienne de Blois en guerre contre la reine Mathilde (voir les aventures du moine Cadfael ! Elles se passent en ce temps de la lutte sans merci entre deux prétendants au trône d’Angleterre). Mathieu Paris raconte que la relique a été transférée à la cathédrale de Winchester

« L’an du seigneur 1136, Henri, évêque de Winchester, enleva à l’abbaye de Reading la main de saint Jacques… ».

Toujours selon Mathieu Paris, elle n’est revenue à Reading qu’en 1154, au moment de l’avènement de Henri II Plantagenêt, fils de Mathilde. Peut-être à cause de la concurrence du tombeau de Thomas Beckett (1170) à l’abbaye de Canterbury, le déclin s’amorce au tournant du XIIIe siècle. La relique est mentionnée plusieurs fois, par exemple en 1161 lorsqu’une indulgence fut émise par l’évêque de Londres.
Le manuscrit du Livre des miracles est recopié au XIIIe siècle, preuve de la présence de pèlerins. Sous le nom de Manus sancti Iacobi cum carne et ossibus (la main de Saint Jacques avec de la chair et des os) il est conservé à la British Library sous la cote MS Egerton 3031. La dernière mention date de 1538, juste avant la dissolution de l’abbaye. Elle fut mise en lieu sûr avec de nombreuses autres reliques par un collaborateur du roi Henry VIII qui écrivit à Thomas Cromwell le 18 septembre 1538 : « J’ai enfermé les reliques derrière le grand autel et je garde la clef et elles sont à votre disposition, Monseigneur ».
 

Le reliquaire de Marlow

De Reading à Marlow

Puis ce fut le silence jusqu’en octobre 1786 où des ouvriers creusant les fondations de la prison de Reading découvrirent une main gauche dans un mur à l'extrémité Est de l'église abbatiale. Elle est entrée en possession d'un certain Dr Hooper, qui l'a donnée vers 1801 à l'Athenaeum, le musée de l'Institut philosophique de Reading, où elle a été exposée pendant quelques années. Lorsque celui-ci ferma, en 1853, elle fut rendue aux exécuteurs testamentaires du Dr Hooper, qui la vendirent à un catholique romain, Lewis Mackenzie en 1855. Mackenzie mourut l'année suivante et son héritier vendit la main à Charles Robert Scott-Murray, converti à la foi catholique en 1844. Ce dernier fit alors construire une église dédiée à saint Pierre à Marlow-on-Thames et une chapelle privée à Danesfield où il résidait. C’est dans cette chapelle qu’il installa la main de saint Jacques. A sa mort, en 1882, elle fut donnée à l’église de Marlow.

Une épineuse question

Le père John Morris, curé de la paroisse catholique romaine de Marlow dans les années 1850, s'intéressa beaucoup à cette main reléguée au musée. Il souhaitait la ramener dans son église à des fins pieuses. En 1852, il écrivit à l'archevêque de Compostelle pour lui demander s’il manquait une main au corps de l'apôtre. L'archevêque répondit ce qu’on répondait à l’époque, que la tombe n'était pas accessible, ayant été démantelée en 1597 par peur d’une attaque anglaise. Le corps est toujours caché sous le sanctuaire, en un lieu sûr et muré. 
 
Mais les temps changent et, en 1878, le nouvel archevêque de Compostelle, le cardinal Miguel Paya y Rico, autorisa la recherche des ossements de l'apôtre qui se conclut par la reconnaissance du corps de saint Jacques, officialisée en 1884 par la bulle Deus omnipotens du pape Léon XIII. 
 
En 1994, le savant américain Brian Taylor écrivit à nouveau à Compostelle en demandant innocemment « si l'état des ossements identifiés comme étant ceux de l'apôtre était cohérent avec les reliques de Torcello, Liège et Marlow1 ».  

1 - The Hand of St James, dans Berkshire Archaeological Journal, n°75, 1994-7, p.100


En réponse une note griffonnée, non signée

No consta – aucune preuve claire – pour Torcello : nous avons vu de quoi il s’agissait au XIe siècle. Parece que no – apparemment pas – pour Marlow » : voir ci-dessus les résultats  des recherches récentes.  Parece que si - apparemment oui - pour Liège.
Le bras de saint Jacques de Liège

 
Cette relique sera le sujet de la prochaine lettre, à partir des travaux de Philippe George, conservateur honoraire du Trésor de Liège et grand spécialiste des reliques.
 
Sur ces questions écoutons la conclusion d'un pèlerin de la fin du XVe siècle, Arnold Von Harff. Il voit à Venise, au monastère Saint-Georges, « la tête de saint Jacques le Mineur ». Il adopte le point de vue de nombre de pèlerins de son époque quand il ajoute :
« Je l’ai vue aussi plus tard, à Compostelle en Galice. 
Ces embrouilles des prêtres,
je laisse au jugement de Dieu »

 
Pour en savoir plus :
Nous avons largement résumés en français et présentés les miracles de Reading sur le site de l’Institut :
https://www.institut-irj.fr/Miracles-de-la-main-de-saint-Jacques-de-Reading_a325.html?com#comments