Allégorie de Franco et de la Croisade, lettre 149


Rédigé par le 27 Novembre 2022 modifié le 29 Novembre 2022
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Une peinture murale gigantesque, longue de 13,70 mètres et haute de trois mètres, dite « Allégorie de Franco et de la croisade » ou « Allégorie de la guerre civile » a été réalisée en 1948 pour orner le hall des Archives militaires de Madrid, au-dessus de la porte d’entrée de la salle de lecture. Déplacée après 1975, elle est actuellement conservée aux Archives militaires à Avila.

Le peintre bolivien Arturo Reque Meruvia (pseudonyme Kemer) avait initialement conçu ce projet pour orner la basilique de l’ensemble monumental connu sous le nom de Valle de los Caidos (la vallée de ceux qui sont tombés). Cet ensemble fut construit à partir de 1942, à une quarantaine de km au Nord de Madrid, en hommage aux héros et martyrs de la croisade. Il fut transformé en 1958 en mausolée pour l'ensemble des combattants morts de la guerre civile y compris les combattants républicains catholiques.



J’ai eu connaissance de cette peinture en 2004 lorsque Michel Renault, directeur des éditions Fragile l’a utilisée pour illustrer ma Brève histoire de Compostelle. L’année suivante, Jean-Pierre Amalric, professeur émérite à l'Université de Toulouse Le Mirail a accepté de décrypter une partie des mystères de cette œuvre.
Quelques années après la publication de cet ouvrage, Louis Mollaret a pu obtenir des Archives de Madrid des images de meilleure définition. Elles dormaient depuis dans mes dossiers. Il est possible aujourd'hui d'en faire une analyse plus détaillée..

Le centre de la composition

Vue générale de la peinture dans le hall des Archives militaires à Madrid, avant 1975.

Franco et saint Jacques
D’une composition illisible au premier abord, se détache, au centre de l’ensemble, une représentation gigantesque de Franco en cuirasse de chevalier médiéval, le miles Christi, chargé de défendre la Chrétienté contre les Infidèles. Mais il est aussi vêtu de la cape blanche du Grand Maître de l’Ordre de Santiago qui tient d’une main ferme l’épée de capitaine de l’Armée, de l’Eglise, de la Phalange et des Carlistes.
Au-dessus de lui, d’aucuns voient le cavalier blanc de l’Apocalypse. Mais, étant donné la vénération que vouait le Caudillo (Seigneur de guerre) à saint Jacques, comment ne pas y voir le Matamore vainqueur de Clavijo ?

La composition de l’ensemble

L'ensemble de la peinture
Le peintre ne se serait-il pas nourri de la revue Signo, fondée juste avant la guerre civile par l’abbé Manuel Aparaci, directeur de l’Action catholique ? Ainsi, cette composition semble mettre en image cette prière à saint Jacques publiée dans le n°3 du 6 juillet 1936 :

« Veuille nous diriger comme à l'époque de Clavijo, lorsque dans l'air, tu apparus à cheval, blanc de lumière blanche, impulsion vivante, triomphant des Musulmans et exaltant la vertu. Sois aujourd'hui avec nous qui entamons la lutte contre cette invasion verticale qui surgit de notre propre sol comme une ingrate asphyxie ».

Tout l’ensemble de la composition semble d'ailleurs être inspiré des exhortations grandioses des rédacteurs de Signo.

De part et d’autre de Franco, le tableau est construit selon une symétrie parfaite qui raconte le déroulement de la guerre civile, en quatre grandes périodes présentées ci-dessous.
De gauche à droite sont traités les débuts de la guerre, l’engagement de tous les partis politiques hostiles aux Républicains, puis l’engagement de toute une Nation et enfin la marche vers la Victoire.
Avant même de détailler cette foule incompréhensible, le peintre invite les spectateurs à comprendre l’ensemble en matérialisant par la couleur, de gauche à droite, le passage progressif de l’ombre à la lumière.
Manuel Aparici racontait que, le 1er février 1936, lorsqu’il est allé demander au pape sa bénédiction pour l’ouverture du congrès de l’Action catholique, il y présenta déjà, avant l’ouverture des hostilités, la guerre comme un autre pèlerinage, sous la houlette de saint Jacques : 

Compostelle nous oblige à apparaître comme les dignes descendants de l’apôtre : fermes dans la foi, joyeux dans le sacrifice, amoureux de la discipline, travailleurs dans la prière et riches en œuvres de l’apostolat.


La partie gauche du tableau (1)

La partie gauche du tableau
A gauche, la mer, sombre et bordée de côtes inhospitalières : Franco a difficilement franchi le Détroit de Gibraltar le 17 juillet 1936, à la tête des troupes d’élite marocaines. A l’accostage, ils ont été accueillis par les tirs des Républicains. De nombreux morts ou blessés franquistes, une tombe fraîche marquée d’une croix. Signo n°3 l’avait écrit :

« Saint Jacques, intercède pour que, aidés de la grâce divine, nous sachions souffrir, rester souriants dans la douleur et savoir mourir en offrant notre vie ».

Ils l’ont fait et la Vierge les a écoutés, elle qui était apparue à saint Jacques dans la difficulté, entourée d’une cohorte d’anges. Elle est là, dans le ciel tourmenté ; elle emporte l’âme de l’un des premiers franquistes tombés (nous cherchons actuellement à identifier cette Vierge ; elle n’est pas celle de Saragosse car le pilier qui l’accompagne toujours est absent).
Les Républicains ont abattu tous les soldats franquistes mais continuent de tirer en direction de la Vierge. Un de nos amis galiciens, Carlos Montenegro, voyait dans cette scène une ressemblance avec le tableau de Goya, Le tres de Mayo, dans lequel les soldats de Napoléon tirent sur les insurgés espagnols, désarmés.
Dès le début des hostilités, chaque quinzaine, Signo publia un tableau d’honneur des noms des jeunes de l’Action catholique tombés au combat, sous le titre : 
« Offrande éternelle :
ceux qui sont venus à saint Jacques ».

Le Centre gauche du tableau (2)

Le centre gauche du tableau
Cette partie du tableau montre les hommes de toutes tendances hostiles aux communistes, Phalangises, Carlistes (les Requetés) qui ont rejoint Franco, largement aidé par l’Eglise. 
Dans le n° 4 de Signo, imprimé avant les jours d’émeutes du 18 juillet 1936, Manuel Aparici priait « Face à saint Jacques » en l’implorant. Le grand mot de « Croisade » était lancé.

« Tous ceux qui luttent pour l’honneur hispanique, faites-les pèlerins… à l’heure où nous allons lever la grande croisade, la reconquête du monde, pour le Christ, par la force et la foi de l’âme espagnole ».

Comme le rappelle Anton Anxo Pombo, cet « esprit de croisade lança saint Jacques contre ses propres enfants et ses fidèles, en qualité de matarrojos (tueurs de rouges, de républicains) ». Ce sont les « bons Espagnols » contre les « mauvais Espagnols ».
Dans cette scène, hommes de toutes armes, aux uniformes divers, certains sans armes, s’offrent à Franco, genou plié et mains tendues. On distingue un supplétif marocain coiffé du Fez. Qui s’est jamais étonné de voir un descendant de ces « Maures » Infidèles, tués au nom de saint Jacques, se mettre à sa disposition pour tuer des Chrétiens ? Ces hommes ont-ils eu un sentiment de vengeance en venant tuer ceux qui avaient tué leurs ancêtres ?
Au premier plan, un soldat mort ou blessé, devant une carte et, peut-être, une radio. Au centre, un carliste avec son béret rouge de requeté porte un blessé sur son épaule. A l’arrière-plan, des canons et des villages qui brûlent.
 

Le centre-droit du tableau (3)

Le centre droit du tableau
A la gauche du Généralissime, la foule est encore présente, mais ce n’est plus la même. La lumière s’éclaircit, les couleurs des vêtements éclatent ; c’est la population civile tout entière qui acclame Franco. Le peintre a pris grand soin de placer au premier plan deux religieux en prières, un Franciscain et un Dominicain, un blessé debout sur ses béquilles ; un autre tombe, que l’infirmière ne peut pas retenir. Et puis un intellectuel avec livre, lunettes et cravate, une étrange jeune femme agenouillée, dans une robe d’un autre âge ; derrière elle un groupe de jeunes garçons, un vieux monsieur à la barbe blanche, une infirmière portant un enfant dans ses bras.
A nouveau un supplétif marocain veille sur Franco, un marin et plusieurs soldats, dont un qui brandit une immense croix, celle de la Croisade. A l’arrière-plan, l’insigne de la Phalange, le joug et les flèches. Encore plus loin, un char avance, suivi par l’armée et des étendards, prémices de la victoire.

La partie droite du tableau (4)

La partie droite du tableau
L'extrême droite du tableau représente l'évocation du défilé de la victoire, l’entrée à Madrid le 28 mars 1939. A la tête des vainqueurs, la garde marocaine de Franco, saluts franquistes, étendards qui claquent au vent. On imagine immédiatement Franco devant ses 200 000 hommes. Dans le ciel, l’aviation triomphante. Un arc de triomphe provisoire au nom Franco six fois répété, d’où s’échappe un vol de colombes.
L'emplacement fut choisi à l'ouest de la ville, dans le quartier de Moncloa-Aravaca qui a été le théâtre de l'une des batailles les plus sanglantes de la ville, la bataille de la Cité Universitaire qui a duré 2 ans et demi
Le monument actuel date de 1956. On l’appelle aujourd’hui « porte de Moncloa ».

Comment prolonger cette lecture ?

Cette peinture illustre le culte de la personnalité de Francisco Franco, ce qui est classique pour un Etat totalitaire dans l’Europe de l’entre-deux-guerres.  En Espagne s’y ajouta l’imbrication étroite de l’Eglise et de l’Etat caractérisée ici par le mélange de motifs guerriers et religieux. 
Aujourd’hui, cette immense peinture est retirée depuis longtemps de son emplacement primitif et envoyée aux Archives militaires d’Avila. On dit que la famille du peintre a donné d’autres esquisses des peintures qui n’ont pas été réalisées.
Des personnages réels ont-ils pu inspirer l'artiste pour dessiner telle ou telle figure entourant le personnage central ? Qui pouvait bien être l'intellectuel en costume cravate ? Ce vieux Monsieur à la barbe blanche ressemblerait-il à un homme politique connu ? Et ces religieux ?
Il serait intéressant que cette étude puisse être prolongée par de fins connaisseurs de l'Espagne des années du régime de Franco et un spécialiste de Arturo Reque Meruvia.